Je partirai d'une présupposition : nous avons tous la possibilité d'être intelligents, profonds, rationnels, astucieux à divers moments de notre vie. Certains ont supprimé la plupart des obstacles qui se trouvaient sur la voie de l'intelligence et ils sont la plupart du temps "intelligents", d'autres ne l'ont pas fait et sont la plupart du temps dans le brouillard de la stupidité, cette forme d’inertie de la pensée, quoique celui-ci puisse se dissiper en quelques rares moments. Entre les deux se situe la majorité d’entre nous, qui oscille entre intelligence et stupidité. En partant de ce postulat il m'a semblé intéressant d'identifier tous les obstacles qui se mettent sur notre route pour accéder à une raison puissante et efficace, souple, ouverte, dialectique.
L'avidité est un désir constant d'acquérir toujours plus : toujours plus de savoir, de richesse, de pouvoir, de reconnaissance, de pouvoir, d'amour, de sens. L'avidité s'applique à de nombreux "objets" qui sont autant de manques existentiels. En étant avides nous voulons être plus, nous ne nous satisfaisons pas de ce que nous sommes.
Pourquoi l'avidité nous rendrait-elle stupides ? A chaque type d'avidité son type de stupidité.
Savoir
L'avide de connaissances excite et stimule son intelligence par l'accumulation de savoirs souvent inutiles. Cette avidité le dispense de penser par lui-même et de réfléchir avec ce qu'il a : il préfère aller chercher ce qui a déjà été pensé par d'autres, il se noie dans les références et les autorités savantes. Il a le complexe de l'académique dont les notes de bas de pages sont plus importantes que son propre texte. Il veut constamment “se nourrir” de nouvelles sources d’informations de manière compulsive, il a un avis sur tout mais a du mal à penser et faire des hypothèses à partir de peu. Il ne sait plus créer sa propre pensée. Ce type de stupidité par le savoir a déjà été développé dans un précédent articles (cf Ce qui rend stupide : le savoir) L'avidité pour la richesse et les signes extérieurs qui l'accompagnent (souvent) témoignent d'un désir mimétique : on désire le désir de l'autre, on désire que l'autre désire ce que nous avons, qu'il nous envie. Ce désir est par nature superficiel et vide puisqu'il pointe vers un autre désir, en ce sens il est vain donc stupide.
Richesse matérielle
S'il n'est pas accompagné de la volonté d’exposer sa richesse il est une obsession pour l'accumulation de biens matériels qui le rassure sur son être : avide de richesse, il confond l'être et l'avoir, il ne peut jamais se satisfaire d'être sans posséder. Car à défaut d'autres objets plus intangibles, la richesse matérielle ou financière peut se posséder complètement et peut s'évaluer objectivement, ce qui en fait un outil idéal de hiérarchisation sociale : le meilleur est celui qui gagne le plus, comme c'est le cas aux Etats-Unis par exemple où l'on arbore fièrement son salaire ou ses gains annuels en guise de pedigree. Ce n'est pas un problème en soi, c'en est un le jour où on pense que cette valeur marchande reflète notre valeur existentielle. Celui qui est obnubilé par la réussite matérielle se coupe ainsi d'une part importante de l'existence : celle qui n'a pas de valeur marchande comme la contemplation artistique, la réflexion philosophique, toutes ces actions que l'on fait sans espoir de gain, au moins immédiat.
Reconnaissance et amour
Souvent liée à l'avidité de richesse, l'avidité de reconnaissance nous rend également stupides en ce qu'elle nous rend complètement dépendants du regard d'autrui. Nous agissons afin de nous conformer à ce qu’autrui aime, ou plutôt à ce que nous pensons qu'il aime. Dans une société qui valorise la réussite matérielle, cette avidité se confond avec l'avidité pour la richesse : on veut devenir riche ou “réussir" afin de se faire reconnaître par son groupe d'appartenance.
Parfois on voit bien que nous échouons à nous faire reconnaître des personnes dont nous cherchons la reconnaissance alors on tente de le faire par d'autres moyens : ainsi l'adolescent se rebelle contre la volonté de ses parents en devenant le contraire de ce qu'ils souhaitent.
Comme toute dépendance, elle nous rend stupide car nous aliène : or penser est une activité qui doit se soumettre à ses propres règles, ce qui s’appelle l’autonomie. Ici, penser devient subordonné à la reconnaissance que l'on pourra en tirer : c'est le syndrome de celui qui fait l'intelligent pour éblouir les autres, phénomène qui commence dès l'école avec le “bon élève”, parangon de la mauvaise foi pour Sartre (il savait de quoi il parlait). Au fond de lui-même il est mû par la crainte de montrer qu'il se trouve stupide.
Très liée à l'avidité de reconnaissance nous trouvons celle pour l'amour. Non pas l'avidité d'aimer qui serait une contradiction puisque celui qui aime donne et n'est pas avide car il ne manque de rien, mais l'avidité d'être aimé(e).
Admettons que nous avons tous, depuis que nous sommes nés, un besoin d'amour minimum de la part de nos parents qui nous éduquent. Un enfant a besoin d'un environnement relativement aimant afin de se développer de manière équilibrée et harmonieuse sur le plan cognitif et affectif. Mais si on observe les enfants on remarque qu’ils sont souvent moins avides de l’amour de leurs parents que l’inverse. N’avez-vous pas vu cette mère qui dépose son enfant à l’école primaire et mendie à celui-ci son câlin avant de le laisser partir ? Il ne le lui accorde qu’avec réticence, jugeant quelque peu ridicule cette démonstration d’affection en public.
Au-delà de cette dose d'amour et de confiance qui nous donnera en retour la confiance nécessaire pour que nous fassions nos premiers pas dans le vaste monde, certaines personnes, à l’âge adulte, sont déterminées par ce désir d'être aimées par tous ceux qu'elles approchent, pensant qu'elles peuvent et devraient plaire à tout le monde. Ces personnes entrent systématiquement dans des jeux de séduction et développent des dons qui deviennent naturels pour savoir intuitivement ce qui va plaire à ceux ou celles qu'elles rencontrent. Elles jouent un rôle pour séduire et finissent par se confondre avec leur propre rôle : elles sont de mauvaise foi, manipulatrices quasi inconsciemment mais ne manquent pourtant pas de sincérité dans leur avidité d’amour. Elles passent leur temps à tenter de combler leur faille narcissique en mendiant de l'amour.
Elles sont stupides en ce qu’elles se mentent à elles-mêmes et n'ont que des personnalités d'emprunts, ce sont des acteurs qui se perdent dans leurs propres rôles et finissent par perdre leur identité. Cela les rend encore une fois dépendantes et aliénées. Or on ne peut pas être à la fois intelligent et prisonniers de ses désirs tout simplement car on n'a plus accès à l'objectivité des choses. Pour être intelligent encore faut-il être lucide sur soi, autrement nous avons une intelligence superficielle, complètement dénuée d'esprit critique envers soi. Cet aveuglement sur soi est une forme de pathologie, donc de stupidité.
Pouvoir
Comme toutes les drogues, le pouvoir nous obsède, nous crispe quand nous sentons qu'il est en péril, nous exalte quand nous sommes sur le point de le toucher et nous consume de l'intérieur une fois que nous obtenons.
Vient ensuite l'avidité pour le pouvoir, forme la plus connue de la corruption de l'âme. Le pouvoir enivre : dans sa conquête et dans son exercice.
L'avidité pour le pouvoir est un moteur très puissant pour l'individu, ce qui lui permet d'entreprendre de manière très énergique, de mobiliser les énergies autour de lui en vue de la conquête du pouvoir. Elle est cependant une drogue à rapide accoutumance : celui qui a un peu de pouvoir fait tout afin de l'accroitre ou de ne pas le perdre une fois qu'il y est parvenu.
Comme toutes les drogues, le pouvoir nous obsède, nous crispe quand nous sentons qu'il est en péril, nous exalte quand nous sommes sur le point de le toucher et nous consume de l'intérieur une fois que nous obtenons.
Or l'obsession, la crispation et la peur, l'exaltation sont toutes des attitudes qui nous rendent autocentrés, égoïstes, violents et jaloux. C'est la raison pour laquelle Platon ne voulait qu'un philosophe à la tête de la République, seul homme suffisamment sage et lucide sur lui-même pour résister à la corruptibilité de tout pouvoir.
L’avidité pour le pouvoir consume, corrompt, change, déforme et en général avilit. Peu d'hommes politiques ayant connu le pouvoir suprême en sont sortis indemnes comme en témoigne l'Histoire. Pour atteindre le pouvoir on est prêt à toutes les compromissions et toutes les incohérences, à écraser et trahir nos idéaux de jeunesse. Pour qu’il ne nous quitte pas nous sommes prêts à sacrifier père et mère.
Etre avide de soi ?
Si l'intelligence est ouverture, souplesse de l'esprit, désir de comprendre et d'approfondir, de dialoguer sans enjeu et avec la joie de se faire contredire, alors le pouvoir est l'antithèse de l'intelligence, quoiqu'une certaine dose d'intelligence politique soit nécessaire pour s'y hisser. Ainsi toutes les formes d’avidité, qu'elles soient pour la connaissance, l'amour et la reconnaissance, la richesse et le pouvoir, nous tendent de manière obsessionnelle vers un but. Ce but est considéré comme une fin en soi alors qu'il ne devrait être qu'un moyen pour faire quelque chose de notre existence comme créer une œuvre, développer ses compétences, contempler ou expliquer le monde. Le moyen devrait être sublimé dans la réalisation d’un but qui nous dépasse. De plus cette tension mobilise tellement notre énergie mentale qu'elle nous enferme et nous prive de la disponibilité à tout simplement voir et recevoir ce qui est afin de vivre pleinement. Et pourquoi ne pas retourner cette avidité vers nous-mêmes ? Soyons avides de nous connaître, de nous aimer, d’avoir du pouvoir sur nous-mêmes et de développer notre richesse intérieure. Ce serait en retournant l'avidité sur soi-même que l'on s'ouvrirait et deviendrait moins avide pour ce que nous n’avons pas, donc moins stupides.
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