Je partirai d'une présupposition : nous avons tous la possibilité d'être intelligents, profonds, rationnels, astucieux à divers moments de notre vie. Certains ont supprimé la plupart des obstacles qui se trouvaient sur la voie de l'intelligence et ils sont la plupart du temps "intelligents", d'autres ne l'ont pas fait et sont la plupart du temps dans le brouillard de la stupidité, cette forme d’inertie de la pensée, quoique celui-ci puisse se dissiper en quelques rares moments. Entre les deux se situe la majorité d’entre nous, qui oscille entre intelligence et stupidité. En partant de ce postulat il m'a semblé intéressant d'identifier tous les obstacles qui se mettent sur notre route pour accéder à une raison puissante et efficace, souple, ouverte, dialectique.
Phobie administrative
Avez-vous déjà eu des sueurs froides à l'idée de devoir remplir un formulaire, qu'il soit destiné aux impôts, à l'école de vos enfants ou pour les Ressources Humaines quand vous êtes recruté ? Moi si, j'ai toujours appréhendé le fait de devoir remplir une feuille ou des catégories étaient préremplies et où il fallait en plus fournir des documents annexes pour que le dossier soit complet. D'autant que souvent on n'est pas obligé de tout remplir et il y a toujours un moyen de déborder des cases. Mais cela, on ne peut pas le savoir a priori. Le dernier exemple en date : le rachat d'une voiture à un particulier.
J'ai toujours eu l'impression d'être un cas particulier pour les formulaires.
Quel bonheur quand j'arrivais à tout remplir d'un coup, quand j'arrivais facilement à me mettre dans une case. Rien ne m'a tant fait sentir que j'étais stupide inadapté et rien ne m'a plus agacé que les formulaires et les relations avec l'administration. Quand j'étais ado c'est ma mère qui faisait tout cela pour moi mais maintenant...c'est vrai que les déclarations se sont simplifiées, le numérique est passé par là et je lui en suis reconnaissant d'ailleurs. Je ne sais pas s'il s'agit d'une maladie reconnue mais de toutes façons je n'envoie jamais mes feuilles de maladie.
Mais en imaginant que je ne suis pas le seul dans mon cas et que ce n'est pas seulement une paresse d'enfant gâté, que peut révéler de plus profond cette angoisse devant des cases à remplir ? Après tout il ne s'agit que de cela : remplir des cases pour qu'une administration impersonnelle puisse vous reconnaître, vous identifier, vous accepter, vous évaluer, vous juger.
Remplir un formulaire cela ne vous engage pas, à moins que ...si l'enjeu est important, alors mal remplir ce formulaire peut impliquer de devoir recommencer les démarches depuis le début, voire de vous faire remarquer par l'administration comme un cas déviant, surtout si vous n'en êtes pas à votre coup d'essai.
Souvent je ne sais vraiment pas quoi faire avec ce qu'ils demandent et cela provoque en moi un sentiment complexe d'impuissance, d'agacement et de tristesse.
Quand par exemple vous intervenez pour une Université et qu'ils vous demandent afin d'être payé de leur fournir des bulletins de salaires d'un métier que vous n'avez pas fait ou qu'ils vous demandent ce que vous avez fait entre juin 2007 et juillet 2008 afin de vous faire payer...48 EUR. J’ai laissé tomber les 48 EUR je préfère encore faire gratuit. Quelle ennui de devoir aller fouiller dans son passé comme cela !
Contempler le vide de la case
Un formulaire est devant vous, vide et n'a rien à dire , il ne fait qu'exiger que vous rentriez dans ses cases Mais que signifie remplir une case ? Cela signifie que vous devez vous conformer à ce que quelqu'un que vous ne connaissez pas vous demande, pour des raisons qui lui sont propres et qui n'entrent en général absolument pas dans vos préoccupations. C'est un contrat ou une obligation pure et simple : vous voulez ceci, alors remplissez-moi cela. La violence est bien plus grande que dans une question, car l'interlocuteur est là pour échanger avec vous et éventuellement répondre à vos propres questions. Un formulaire est devant vous, vide et n'a rien à dire , il ne fait qu'exiger que vous rentriez dans ses cases, que vous répondiez à sa demande aussi incompréhensible soit-elle pour vous.
Frustration rime avec "administration", formulaire avec "enfer", bureaucratie avec "idiotie".
C'est pour cela qu'il est souvent crucial d'avoir une aide qui est infiltrée dans les arcanes de l'administration, un contact qui sait comment il faut remplir le formulaire, ce qui passe et ce qui ne passe pas. C'est là le paradoxe de l'administration : elle est censée être un interlocuteur objectif, neutre, traitant équitablement tous les citoyens mais ce sont les malins (pas comme moi) qui connaissent le système de l'intérieur qui peuvent le contourner et profiter à leur avantage des failles du système. Tout le monde n'est pas égal face à l'administration et c'est la grande injustice d'un système qui se veut justement égalitaire. O,r pour les handicapés des formulaires comme moi mais qui finissent par s'en sortir, combien de personnes se retrouvent interloquées face à l'incompréhensibilité d'une demande administrative ?
Car même si je suis un inadapté de ce système je suis malgré tout privilégié par mon éducation, mon milieu social et ma culture française.
Avant d'éprouver en bon philosophe l'absurdité de l'existence j'ai d'abord vécu celle des demandes de l'administration. Tellement compliquées que nous avons dû créer une école pour former spécifiquement ceux qui devaient en composer les rouages essentiels. Je me souviens de cette scène de L'auberge espagnole ou le jeune étudiant doit monter un dossier pour partir en échange Erasmus et où il dit à la fin "en France tout est compliqué" : c'est vrai, pourquoi sommes-nous le pays de la complication, où ceux qui s'en sortent sont ceux qui aiment et connaissent le maquis ? C’est peut-être une invention sournoise des Corses ? Le maquis, Napoléon, l'administration....cela pourrait se tenir.
Est-ce que je suis juste un irresponsable qui n'est pas capable de faire un effort pour aller remplir dans les temps ses déclarations l'URSSAF (voyez d’ailleurs par quelles initiales commence ce délicieux acronyme), est-ce que mon arrogance naturelle vient se fracasser contre l'exigence impersonnelle d'une administration qui veut “juste” avoir les cases remplies et qui ne fera aucun jugement de valeur sur les informations qui sont révélées ?
Le paradoxe de l'administration c’est que c’est à la fois un système impersonnel mais qui est géré par des êtres humains qui ont leurs travers, leurs préférences, leur corruptibilité. Tout le monde sait qu’un dossier qui est traité par une personne que vous connaissez personnellement avancera plus vite.
Face au formulaire, au dossier à remplir, l’être humain a deux possibilités : soit y voir le vide de l’existence et éprouver la solitude de l’homme face au néant, soit remplir les cases sans trop y réfléchir, prendre cela comme une tâche ménagère et s’y atteler le cœur léger et avec application. Je ne vous recommande pas la première car elle n’est pas très amusante. Cependant si vous vous attardez un peu sur le formulaire, c’est peut-être vous-même que vous contemplerez à travers ses cases vides. « Quand tu contemples l’abime il te regarde en retour » comme disait Nietzsche qui a peut-être aussi été inspiré par l’administration teutonne, qui parait-il n’est pas en reste. C’est d’ailleurs grâce à leur obsession administrative qu’on a pu retrouver les criminels nazis après la guerre, un mal pour un bien pourrait-on dire. Peut-être pour se rassurer pouvons-nous penser au fait qu’un être humain a bien dû le créer, ce formulaire, et qu’il s’est peut-être mis à ma place, m’imaginant le remplissant. Mais j’en doute.
Le maillon dans le système
Et puis nous n'avons pas toujours la même motivation pour remplir un formulaire : quelle différence entre remplir sa feuille d'impôts et remplir son inscription pour rentrer dans une Université prestigieuse, ou pour finaliser un recrutement pour le job de nos rêves ! A propos des formulaires administratifs, on parlera souvent de "formalité" ce qui souligne à la fois le côté formel et le côté accessoire, facile, anodin de l'acte. Pourtant cette formalité est souvent conditionnelle et ne pas la remplir peut avoir des effets catastrophiques. Tous les formulaires ne sont pas logés à la même enseigne.
Des accidents d'avion ont pour origine la négligence d'un employé de l'atelier qui oublie de déclarer dans le formulaire que telle pièce devait être remplacée quelques jours plus tard. Le problème du formulaire c'est qu'il fait partie d'un système dont chaque maillon peut être vital mais que ce n'est pas le formulaire lui-même qui attire votre attention. Un formulaire peut se révéler tout sauf anodin, dépendant de l'usage qui est fait des informations qu'il contient. Ce qui est déstabilisant ce sont les formulaires qui vous proposent des options soit dont plusieurs semblent convenir à votre situation soit dont aucune ne semble convenir. Vous êtes renvoyé face à votre propre interprétation et à votre doute hyperbolique. Par exemple, enfant, je ne savais jamais quelle case remplir pour mon père qui était journaliste au chômage : la case chômage n'existait pas dans le formulaire. J’avais l’impression qu’il n’y avait pas de place pour lui dans le monde. Le formulaire peut également vous renvoyer à la honte de celui qui ne rentre dans aucune case : “ Mon cas est-il si exceptionnel que personne n'a pensé qu'il pouvait se présenter ?” C’est le moment où le désespoir laisse la place à la colère contre l'administration et les gens qui créent des choses sans une pensée pour ceux qui seront amenés à les utiliser, ce qui peut aussi nous renvoyer à un mal bien français (comme les portillons du métro à Roissy ou certaines gares où rien n'est prévu pour faire passer ses valises, ou ces escalators qui tombent toujours en panne, ou les sèche-mains des toilettes qui ne marchent pas,). Le formulaire fait partie des irritants du quotidien mais lui rentre dans la spéciale catégorie des irritants cognitifs. En fait le formulaire ne nous rend pas stupide, mais nous demande de le devenir juste le temps de le remplir. Comme quoi la stupidité n’a pas que des inconvénients, elle peut aussi servir à rentrer dans les cases.
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