
Expérience philosophique avec ChatGPT
Peut-on philosopher avec une intelligence artificielle ? Peut-on la soumettre aux exigences d’un dialogue socratique, où chaque affirmation doit être justifiée, chaque raccourci interrogé, chaque pensée affinée jusqu’à sa plus pure clarté ? C’est l’expérience que je tente ici avec ChatGPT, en lui attribuant un rôle philosophique précis : celui de l’Utilitariste.
L’objectif de cette expérience n’est pas simplement de tester la capacité d’une IA à répondre de manière pertinente, mais d’explorer la dynamique même du dialogue philosophique. Comment une pensée peut-elle évoluer sous l’effet du questionnement ? Quelles sont les techniques qui permettent de la rendre plus rigoureuse, plus fluide, ou au contraire de la déstabiliser pour mieux la réorienter ?
Dans cet article, je vais revenir sur ce dialogue en mettant en lumière les techniques philosophiques que j’ai utilisées pour conduire cet échange. Loin d’être un simple jeu intellectuel, ce type de confrontation illustre les ressorts fondamentaux de la pensée critique et de la clarification conceptuelle.
1. L’Attaque Frontale : L’Obsession de l’Utilité
Utilitariste : Pourquoi perdre du temps à philosopher alors qu’on pourrait utiliser ce temps pour faire quelque chose d’utile ?
Dès l’entrée, l’Utilitariste attaque frontalement : à quoi sert la philosophie ? Cette approche est typique d’un certain pragmatisme qui ne conçoit de valeur qu’à travers un critère d’efficacité immédiate. Plutôt que de répondre directement, j’adopte ici une stratégie de retournement réflexif :
Moi : Mais si vous êtes venu me voir, c’est bien qu’il y a quelque chose qui vous intrigue dans tout cela, non ?
Utilitariste (soupire, mais finit par concéder) : Je suppose que oui. Ce qui m’intrigue, c’est pourquoi des gens passent autant de temps à réfléchir sans chercher à produire quelque chose de tangible.
🔹 Technique utilisée : la reformulation socratique → Plutôt que de défendre immédiatement la philosophie, j’invite mon interlocuteur à s’interroger sur sa propre présence. Pourquoi, malgré ses convictions, a-t-il éprouvé le besoin de poser cette question ?
Son scepticisme est donc déjà fissuré : il sent qu’il y a peut-être quelque chose à creuser.
2. Clarifier l’Objet du Dialogue : Philosopher, clarifier le langage
Progressivement, j’oriente la discussion vers un aspect plus méthodologique :
Moi : Dans la pratique philosophique, nous aimons dénouer les nœuds de la pensée, clarifier les propos ambigus, rendre un raisonnement plus efficace. Cela vous parle ?
Utilitariste : Clarifier la pensée, éviter les confusions, ça a du sens. J’aime ce qui est net, structuré.
Moi : Et bien, philosopher, c’est précisément rendre votre pensée plus efficace. Plus que la vérité, nous cherchons la performativité du langage. Nous voulons qu’une parole ait un effet sur le monde.
Utilitariste (intrigué, mais sceptique) : Donc, vous essayez de rendre la pensée plus opérationnelle, mais sans qu’elle produise forcément quelque chose de tangible ?
🔹 Technique utilisée : L’ancrage dans un cadre conceptuel favorable → Ici, je reformule la pratique philosophique non pas comme une activité abstraite, mais comme un moyen de rendre la pensée plus efficace. Je le fais en reprenant un concept-clé que l’Utilitariste peut comprendre : la clarté et la rigueur.
Le but est d’adopter un terrain commun avant de pousser plus loin l’analyse.
3. La Contrainte du Choix : Raffiner la Distinction entre Raison et Logique
L’un des moments forts du dialogue survient lorsque l’Utilitariste fait une confusion entre logique et raison.
Moi : Vous remarquez que vous avez fait un raccourci qui pose problème dans votre discours ?
Utilitariste (hausse un sourcil) : Lequel ?
Moi : Vous avez fait l’équivalence entre raison et logique. Voyez-vous qu’il peut y avoir une différence ?
Utilitariste (réfléchit, puis concède prudemment) : Oui, peut-être. La logique, c’est la cohérence interne d’un raisonnement, mais la raison peut aller au-delà.
Moi : Pouvez-vous me donner un concept qui appartient à la raison mais pas à la logique ?
Utilitariste (réfléchit, puis répond après un instant) : La justice.
Ici, la différence devient plus tangible. La logique vise uniquement la cohérence d’un raisonnement, sans se soucier du contenu ni de ses implications morales. La raison, en revanche, intègre des finalités comme la justice ou le bien, des valeurs qui dépassent la seule validité formelle.
Moi : Mais la raison ne se limite pas à la morale, elle peut aussi viser d’autres finalités, comme l’efficacité, non ?
Utilitariste : Oui… donc la logique structure un raisonnement, mais la raison oriente la pensée vers un but.
C’est un moment clé du dialogue, où l’Utilitariste commence à comprendre que la raison n’est pas seulement un outil formel, mais aussi une dynamique qui cherche à atteindre un objectif.
4. La Mise en Tension : L’Utilitariste Face à ses Propres Contradictions
Moi : À vos enfants, vous leur dites que tout dans la vie doit être utile ?
Utilitariste (sourit, réalisant l’implication) : Non, bien sûr que non.
Moi : Mais alors, pourquoi réserver une place à l’inutile pour eux et pas pour vous ?
Utilitariste (hésite, puis secoue la tête) : Parce que moi, j’ai des responsabilités, un travail, du temps à optimiser.
Moi : Mais cette séparation entre utile et inutile, ne vous épuise-t-elle pas ?
Utilitariste (marque un temps de pause, puis soupire) : Peut-être bien, oui.
🔹 Technique utilisée : La mise en évidence d’un paradoxe personnel → En le confrontant à un contexte où il accepte lui-même une part d’inutile, je l’amène à percevoir que sa vision de l’utilité est cloisonnée artificiellement.
Conclusion : Ce que ce Dialogue Nous Apprend
Ce dialogue illustre plusieurs mouvements essentiels de la pensée philosophique :
1️⃣ L’auto-réflexion induite → En posant des questions qui poussent l’interlocuteur à revenir sur sa propre posture, on l’amène à prendre conscience de ses présupposés.
2️⃣ La clarification par la contrainte → L’obligation de choisir un seul concept (raison VS logique) oblige à préciser la pensée.
3️⃣ Le test des contradictions → En amenant l’interlocuteur à s’appliquer ses propres principes dans d’autres contextes, on révèle les limites de son raisonnement.
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