Il est assez délicat de faire fonctionner humour et pensée car pour penser il faut maintenir une forme de tension cognitive, il faut qu'un problème se pose à notre conscience et que nous soyions intéressés à le résoudre et que nous prenions un certain plaisir à cette activité. Pour que je puisse penser tout en étant destinataire de l'humour, voire la cible si j’ai de l’auto-dérision, il faut donc que d'une part l'humour fonctionne et d'autre part qu'il me guide vers un problème, une pensée, une idée que je n'avais pas envisagée. Si l'humour ne fonctionne pas, au mieux j'y serai indifférent et cela ne fera que détourner ma pensée et au pire je serai agacé voire blessé ce qui mettrait en danger toute tentative de réfléchir sérieusement.
Conscience
Un humour qui réussit provoque donc généralement en moi le rire ou au minimum le sourire, donc une forme de joie et de détente soudaine du corps et de l'esprit. Cela peut être tout à fait bienvenu si par exemple je suis inquiet, angoissé ou psychologiquement tendu puisque la détente me permet de me concentrer plus facilement sur l'aspect intellectuel du discours. Par exemple, au cours d'une consultation philososophique je il m'arrive de mimer l'attitude méfiante de mon interlocuteur en exagérant, ce qui va immédiatement lui faire prendre conscience de son attitude et le décontracter, enfin c'est ce qui se passe la plupart du temps. Il sera ainsi plus détendu et plus confiant car l'humour crée une forme de complicité avec son interlocuteur, qui signifie : “nous avons tous les deux compris ce qui se passe, nous ne sommes pas dupes, nous avons de la distance et nous avons vu le problème et pouvons y remédier immédiatement.”
Cela permet également de dédramatiser une situation, lorsque le Sujet se crispe sur un concept qui lui est appliqué. Par exemple s'il découvre qu’il souffre d’un manque de reconnaissance et qu’il se rend compte que c’est une forme de dépendance évitable, je lui raconte la blague de Churchill “Si vous voulez de la gratitude, achetez un chien !” (je ne sais pas si elle est vraie mais elle aurait pu l’être).
L'humour permet donc de momentanément s'arracher à soi-même pour se voir de l'extérieur et avoir un regard plus objectif et en même temps plus bienveillant sur soi-même.
Enseignement
L'humour peut aussi être utilisé de manière plus construite et stratégique dans le cadre d'une narration, d'une histoire drôle et riche de sens en même temps. Voici par exemple une histoire juive que m'a racontée Chat GPT :
Dans une petite ville, un homme va voir le rabbin et se plaint : "Je vis dans une seule pièce avec mes six enfants, ça devient insupportable! Que dois-je faire ?" Le rabbin réfléchit un moment et répond : "Prends ta chèvre et fais-la vivre avec vous dans la pièce." Perplexe mais respectueux, l'homme fait comme le rabbin lui a conseillé.
Une semaine plus tard, l'homme revient, plus misérable : "C'est encore pire maintenant ! Que dois-je faire ?" Le rabbin dit alors : "Maintenant, renvoie la chèvre et viens me voir dans une semaine."
Une semaine après, l'homme revient rayonnant de joie au rabbin : "La vie est belle maintenant, nous nous sentons si spacieux sans la chèvre! Merci rabbin!"
Elle illustre le fait que lorsqu'une situation est pénible on peut toujours encore imaginer pire afin de relativiser et de ne pas dramatiser ce qui nous montre à quel point notre imagination concourt souvent à amplifier notre malheur ou plutôt la manière dont nous ressentons une situation objectivement compliquée ou problématique. Dans cet exemple l'histoire peut avoir un rôle consolateur et de prise de distance par rapport à ses émotions.
L'humour utilise la stratégie du détour comique, afin de mieux voir une situation dont nous sommes trop proches pour l'apprécier de manière objective et sereine. C'est un outil et comme tous les outils il peut aussi être utilisé de manière maladroite : la tentative d'humour peut aussi blesser et mettre en colère ce qui aurait l'effet inverse de celui recherché.
Parfois aussi l'humour tombe à plat parce que la plaisanterie ne colle pas bien à la situation et le destinataire ne fait pas le rapport avec sa situation présente ce qui risque de faire perdre en crédibilité à l'humoriste en herbe. C'est donc toujours une stratégie à utiliser avec parcimonie. Ce qui est clair c'est que l'humour ne fait pas penser lorsqu'il est une tentative pour esquiver les problèmes, pour se distraire soi-même ou pire pour dénigrer une personne : il ne fait que montrer notre angoisse ou notre mauvaise foi puisque sous prétexte de faire rire il n'est que l'expression d'un mépris sous forme de sarcasme, contrairement à l'ironie qui est plus bienveillante et pédagogique.
Dénonciation
Nous trouvons également dans la grande tradition de la comédie française les pièces de Molière qui en faisant rire, dénoncent les travers de nos contemporains : le riche pompeux et ridicule dans Le bourgeois gentilhomme, les médecins incompétents dans Le malade imaginaire et les dévots imposteurs et pervers dans Le Tartuffe. La pièce comique permet en effet de dénoncer les travers des puissants sans en avoir l'air puisqu'elle prétend d'abord divertir et amuser les spectateurs. Mais si l'on prend du recul par rapport aux situations comiques alors nous voyons la réalité peu glorieuse d'une humanité faite de mesquineries, d'envie, de cupidité et d'ignorance.
Très populaires sur Instagram, les sketch vidéos caricaturent des tendances problématiques de notre société, comme dans cette vidéo qui montre des parents qui sont convoqués par le professeur pour parler des mauvaises notes de leur fils et où c'est le professeur qui se fait traiter comme un enfant par les parents qui lui reprochent de "répondre" à leur fils et de lui mettre des mauvaises notes. Cette inversion des rôles sociaux est un des ressorts comiques qui permettent de prendre conscience de la dérive consumériste et individualiste de notre société.
Comments