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L'incuriosité, une forme de violence



Vous avez peut-être déjà rencontré (encore que justement le terme de "rencontré" soit peut-être mal choisi) une personne lors d'un dîner qui était assise à côté de vous et à qui vous avez parlé et qui, tout en étant plutôt de compagnie agréable, polie et respectueuse, ne vous a pas posé la moindre question sur vous. Elle ne s'est intéressée ni à ce que vous aimiez, ni à ce que vous faisiez dans la vie, ni à d'où vous veniez, ce que vous pensiez de l'existence, votre vie de famille etc. Elle n'a fait que parler soit d'elle-même soit d'un sujet qui lui tenait à cœur, ou au contraire qu'elle détestait, mais pas une question sur vous, ou alors uniquement "pour faire bien" ou "donner le change".


A ce moment, que vous êtes-vous dit ? Que cette personne avait peur de vous questionner par crainte de tisser des liens trop personnels et donc que vous lui faisiez peur ? Que quelque chose dans votre attitude suscitait un ennui mortel chez autrui ? Que cette personne n'avait d'intérêt que pour elle et son petit monde étriqué ? Ou bien peut-être que vous êtes tombé.e sur un «profil autistique »? Ou bien toutes ces choses à la fois ?

Bulle cognitive et sensorielle

Quoiqu'il en soit, on peut avancer l'hypothèse qu'un être humain qui, sauf raison très valable, laisse à ce point l'autre dans sa solitude, lui fait une forme de violence, parce que fondamentalement il ne le reconnaît pas, alors qu'un besoin fondamental et peut être quasi vital de l'être humain est d'être reconnu comme un semblable par son prochain. Un semblable, i.e. un être pensant et social.

Il me parait légitime de se sentir quelque peu violenté lorsqu'on est face à un tel phénomène d'égocentrisme qui, tout en vous adressant la parole courtoisement, ne vous "calcule pas". Spontanément je pense à des « geeks » des jeux vidéo par exemple en général plutôt des jeunes, qui semblent complètement inertes dès que vous les sortez de leur environnement numérique. On peut se demander quels adultes ils feront plus tard et comment eux-mêmes élèveront leurs enfants (si tant est qu’ils trouvent partenaire pour procréer). Je ne doute pas que vous soyiez amené.e à croiser ce type de personnage dans un proche avenir, peut-être même y en a-t-il qui vivent sous votre toit ? Quand je vois au parc, dans les transports en commun ou chez eux, des parents qui laissent leurs enfants en bas âge scotchés devant une tablette qui les stimule avec des animations aux couleurs vives, je me demande ce que peut faire pour l'esprit d'un enfant cette stimulation permanente qui le laisse complètement passif, dans sa bulle cognitive et sensorielle.

L'enfant ne s'intéresse plus au monde qui l'entoure car il attend de la stimulation, il ne fait plus l'effort d'inventer des choses pour chasser son ennui, il est intolérant à la rêverie éveillée, tant il est drogué aux images : il sollicite alos constamment ses parents pour qu'ils lui donnent l'accès à la tablette magique.

Je force sans doute le trait, mais on peut se demander quel type d'adultes naitra de cette négligence éducative ? Probablement des adultes constamment à la recherche de gratifications immédiates, incapables de supporter la frustration et la lenteur de la réflexion, capricieux et irascibles, capables de devenir violents au moindre obstacle à la satisfaction de leurs désirs. Des adultes qui ne s'intéresseront à autrui que si ce dernier est capable de les divertir, de les satisfaire, de les contenter. Des utilitaristes qui ne considèreront comme valables que les membres de leur cercle rapproché familial, et encore. Des consommateurs dans l'âme qui n'auront aucune fidélité à leurs amitiés et amours et zapperont l'autre à la moindre contrariété.

Télévision vs smartphones et tablettes

Il est vrai que nous disions probablement la même chose il y a 40 ans avec la télévision et que les générations qui ont été biberonnées à Récré A2, Dallas, le Club Dorothée et autres programmes populaires n'ont pas montré de séquelles particulières (à moins que j’en sois victime sans m’en rendre compte). Mais il semblerait que le type d'emprise qu'exercent les nouveaux outils numériques nomades, qui donnent accès à une infinité de contenus à la demande soit d'un nouvel ordre et change la donne.

Les tablettes et mobiles rendent les enfants beaucoup plus captifs que ne l'étaient les enfants de la télévision dans les années 80-90 pour plusieurs raisons concomitantes :

- les contenus sont plus adaptés à chaque catégorie d’âge et donc plus stimulants et surtout ils sont disponibles à la demande. On obtient ce qu’on veut, immédiatement. Dès que l'enfant le réclame et que ses parents le lui accordent, l'enfant a accès à un réservoir quasi infini de dessins animés ou de vidéos correspondants aux désirs de son âge. A la télévision il fallait attendre l’heure où passait le programme désiré.

- le support est mobile par conséquent l'enfant y a accès où qu'il soit, dans les transports, en plein air, dans sa chambre. La télévision était posée à un endroit de l'appartement et il fallait se poser devant pour "regarder la télévision".

- les contenus peuvent être interactifs comme dans les jeux ce qui amplifie l'effet d'immersion. On pourrait nous objecter que justement l'enfant n'est pas passif et que ses facultés sont mobilisées pour jouer au jeu proposé. Le problème est que les jeux sollicitent en général non la réflexion mais les réflexes et plongent l'enfant dans une activité monomaniaque qui l'absorbe entièrement et le rend par conséquent hermétique à ce qui se passe autour de lui, notamment aux interactions sociales environnantes, sans parler de la découverte de la nature, qui sont pourtant essentielles à son développement cognitif et affectif, comme de nombreuses études semblent le montrer.

- l'effet de mimétisme est fort. Comme les adultes ont largement investi tous les appareils mobiles pour leur travail et leurs loisirs, les enfants sont habitués à voir leurs parents constamment devant un écran ce qui les conforte dans le fait qu'ils font "comme les grands" et renforcent à ce titre le pouvoir d'attraction des appareils mobiles (tablettes et smartphones, voire montres connectées désormais).

- la propriété. Pour de nombreux enfants dès 7 ans, la tablette ou le smartphone leur appartient, ce qui n'était jamais le cas de la télévision qui était au foyer et en priorité aux parents. Par conséquent le fait que l'objet leur appartient développe leur sentiment qu'ils sont les maitres de ce qu'ils peuvent voir et que la tablette est une espèce d'assistant personnel capable de subvenir à tous leurs besoins de distraction. Or, un enfant passe beaucoup de son temps à chercher des activités pour éviter de s'ennuyer puisqu'il est moins contraint qu'un adulte par les obligations de travail et de socialisation. Donc le problème est qu’un un enfant élevé dans un tel environnement ne développera aucune curiosité pour autrui. Adulte, il fera violence à tout le monde en ne les calculant pas, et le plus triste est qu'il ne s'en rendra même pas compte. A bien des égards nous en sommes déjà là. Nous nous préparons un monde d’incuriosité pour autrui.

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