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L’érotique de la pensée




Pour penser il faut désirer penser. Si vous pensez sans le désirer c'est soit que :


- vous le faites par nécessité. C'est alors de la résolution de problème puisque en général il est nécessaire de penser parce qu'un problème s'impose à nous, un problème d'ordre pratique ou technique, matériel et parfois éthique. Or penser par nécessité fait appel au raisonnement logique, à la déduction, au calcul, à l'anticipation. Je n'appelle cela pas à proprement parler “penser” car justement c'est une pensée utilitaire, procédurale, mécanique et qui peut d'ailleurs être bien modélisée par les algorithmes de l'intelligence artificielle. Ce n'est pas un type de réflexion qui apporte vraiment du plaisir dans le processus de pensée lui-même mais sur le résultat, une fois que nous nous sommes débarrassés du problème, jusqu’au suivant. Or dans l’érotique de la pensée il y a un plaisir qui est pris à la contemplation du problème lui-même comme étant un “beau” problème comme on peut périodiquement en croiser dans les mathématiques par exemple lorsqu’on les pratique par plaisir et non pour passer des examens ou des concours. Nous n’avons pas forcément envie de nous débarrasser du problème mais prenons le temps de séjourner auprès de lui, comme avec un ami.


- vous le faites par habitude, par automatisme. Encore une fois, même si c'est une activité cognitive je n'appellerais pas cela “penser” car il y manque l'investissement existentiel du Sujet, la distance de soi à soi et le “libre jeu des facultés de l’entendement et de l’imagination entre elles” comme le disait Kant, seul à même de procurer une forme de plaisir désintéressé. Ici au contraire il s'agit encore d'appliquer des formules, des procédures, des routines intellectuelles qui sont plutôt de nature à endormir la conscience qu’à l’éveiller, la surprendre ou la dérouter. Et à nouveau ce type de “raisonnement” est susceptible d’être simulé par des algorithmes qui ont pour avantage d’être plus rapides et d’avoir accès à plus de connaissances.


Liberté

Penser, et en particulier à travers la pratique philosophique, est une activité qui se fait par désir parce qu'elle doit être libre, créative et en même temps rigoureuse car elle suit des règles et obéit à des contraintes : c'est une activité qui est par essence dialogique, que le dialogue soit avec soi-même ou autrui, ou même le monde. Comme le langage, la pensée n'est pas une activité “privée”, elle doit se faire au moins à deux, ce qui implique de prendre en compte une forme d'altérité, fut-elle notre propre conscience qui se dédouble dans le “dialogue silencieux de l’âme avec elle-même” selon la belle expression de Socrate (cité par Platon comme toujours).

Elle doit être libre car elle peut réfléchir sur ses propres règles, ses propres conditionnements, ses propres a priori et présupposés, donc n'est déterminée par rien à part elle-même.

Cela ne signifie pas cependant que penser consiste à laisser libre cours à ses idées ou à son imagination : cela serait confondre la pensée articulée et conceptuelle avec la pensée associative qui ne procède pas par concepts mais par ressemblances, par analogies, par associations fortuites voire par liens émotionnels. Ce dernier exercice peut avoir son intérêt dans une optique de pure créativité ou de cure psychanalytique au demeurant mais c’est une autre activité.


C'est donc une liberté qui est contrainte par les règles qu'elle se donne à elle-même et qui sont en même temps universelles : ce sont grosso modo les principes de la logique classique aristotélicienne et de “raison suffisante” de Leibniz. Le principe d'identité, le principe du tiers exclu, le principe de causalité. Mais vous objecterez peut-être : “ obéir à des règles et prendre du plaisir, ou bien désirer suivre des règles, n'est-ce pas contradictoire ?” Si vous aimez jouer, alors vous connaissez la réponse : l'intérêt et le plaisir de tout jeu, c'est qu'il possède des règles connues à l'avance et que tout le monde s'engage à respecter, sous peine de s'exclure soi-même du jeu. Et s'il n'est pas exclu que ces règles puissent être amendées, elles doivent faire l'objet d'un consensus.


Défi

Si l'on prend du plaisir à jouer c'est aussi que la pensée nous propose un défi, une mise à l’épreuve : accepter de penser y compris contre soi-même, contre son opinion, contre ce que nous “voulons être” au profit de « ce que nous sommes ». C'est donc un désir d'objectivité, de vérité, qui peut aller contre d'autres désirs plus immédiats : celui de paraître, d'être reconnu, de se raconter, de se plaindre, de revendiquer son existence ou sa valeur. Cette “érotique” de la pensée n'est pas un plaisir immédiat et elle se gagne après quelques efforts de distanciation avec soi-même, une forme de ce que nous pourrions appeler "lâcher-prise" sur le contrôle de ce que nous voulons. C'est un désir qui implique la suspension de ses propres désirs, une forme donc de dépassement de soi dont la "récompense" peut-être une vérité de soi-même et une fortification de notre force de pensée, de notre force à penser, de notre plaisir à penser et à exister. Or, prendre du plaisir c’est comme dirait Nietzsche avoir conscience qu’une résistance a été surmontée, et augmenter sa puissance d'exister, c'est précisément ce que Spinoza appelait la Joie.


Autrui

C'est aussi une activité "érotique" dans le sens où elle implique le désir d'autrui, dans un sens non sexuel évidemment. Le désir d'autrui cela signifie le désir de le comprendre, de le voir justement comme un "beau" problème, comme un nœud de contradictions qui peut se surmonter par le dialogue, comme un tableau qui se révèle par petites touches et dont vous parvenez rapidement à comprendre la structure. Car c'est un tableau qui parle, c'est un livre qui vous répond et vous parle de l'humanité en même temps qu'il vous parle de lui-même. Le désir d'autrui est un désir non vers “cet autrui” en particulier mais vers ce qui est proprement humain et donc universel “à travers” cet autrui, au-delà de sa personne singulière.


C'est pourquoi cette “érotique de la pensée”, qui est une érotique du dialogue, ne peut pas se cristalliser en une singularité et ne risque pas de se "sexualiser" ou de s'individualiser en un amour ou une attirance pour la personne singulière. C'est aussi pourquoi ce n'est pas un dialogue que l'on pourrait qualifier d'intime : il ne cherche pas la singularité, le particularisme, l'histoire individuelle comme c'est le cas dans un dialogue psychothérapeutique. Dans la pensée, pas de transfert ni de contre-transfert car ils sont aussitôt neutralisés par l'universalisme et la rigueur conceptuelle, donc pas de tentatives de séduction ni d'un côté ni de l'autre, donc pas de manipulation ni d'emprise possible. La seule emprise qui est souhaitée est celle de sa pensée sur soi-même, ce qu'on appelle la maîtrise et la liberté.

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