Subtilité
"La vie est faite de nuances." "Dans la vie rien n'est ou tout noir ou tout blanc, il y a des nuances". "Je voudrais nuancer ce que vous dites", "Il ne fait pas de nuances".
Les nuances sont des degrés de distinction qui s'appliquent le plus souvent à des couleurs dans le domaine physique et à des jugements dans le domaine intellectuel. Le terme de nuance vient du verbe “nuer” qui est un ancien verbe qui signifie "appairer, accompagner pour aller avec, arranger d'une manière esthétique". Avec la nuance nous évoluons plutôt dans le domaine esthétique que logique, moral ou social.
En décoration, le nuancier est le catalogue qui répertorie l'ensemble des nuances de couleurs qui sont disponibles pour choisir sa peinture, son papier peint ou sa moquette. Dans une habitation, choisir la couleur des murs est généralement ce qui vient en dernier dans l'ordre d'importance, c'est ce qu'il y a de plus superficiel et donc de plus facilement modifiable, même si cela a un coût.
On assiste aujourd'hui à un retour de la nuance, ou en tous cas, à une demande de nuances de la part d'intellectuels qui, j'imagine, regrettent les avis trop tranchés, les positions extrémistes, radicales, clivées et clivantes, que l'on aperçoit çà et là dans les débats télévisés (voir TPMP par exemple) ou dans les commentaires d'événements de l'actualité sur les réseaux sociaux. Le contraire d'un propos nuancé c'est un propos tranché, affirmé, clair, simple voire radical ou grossier.
Être nuancé serait synonyme de délicatesse, de modération, de subtilité, de douceur, de finesse, d'intelligence.
Je ne ferai pas l'éloge de la radicalité, de l'extrémisme ni de la grossièreté encore que le premier puisse avoir un intérêt performatif, pédagogique ou rhétorique au cours d'un dialogue, d'une discussion ou d'un débat.
Paravent
Ce qui me parait plus problématique en revanche, c'est lorsque la nuance sert de paravent au désengagement, au flou artistique, au refus de penser.
De la même manière qu'il ne viendrait à l'idée de personne de commencer la réfection d'une maison en commençant par choisir la couleur de la peinture, il me parait très curieux de vouloir commencer un propos par de la nuance.
Si on admet qu'un discours, une parole, un exposé, une pensée même, sont des constructions intellectuelles qui suivent grosso modo un schéma rationnel (à commencer par celui de la grammaire et de la sémantique) alors toute construction devrait commencer par l'affirmation de sa structure. Appliqué à une proposition, cela s'appelle du sens, c'est-à-dire à la fois une signification claire et une direction. Cela signifie par exemple que lorsque vous répondez à une question en affirmant quelque chose, votre interlocuteur doit comprendre où vous vous situez par rapport à cette proposition (en d'autres termes quelle est votre intention avec votre parole) et doit comprendre la proposition elle-même : cela s’appelle répondre à la question.
Or seule une proposition déterminée, claire, bien définie remplit ces critères. C'est-à-dire que toute nuance à ce stade serait inappropriée car venant trop tôt et risquant d'obscurcir le sens ainsi que l'intention du locuteur.
Par exemple si je demande à ma femme :
“Est-ce vrai que tu m'as menti quand tu m'as dit que tu avais déjeuné au bureau ?” Alors j'attends que ma femme dise "oui" ou "non" puis donne une explication éventuellement. Si elle commence à dire : "mentir n'est pas le bon mot, il faut nuancer. Disons que je ne t'ai pas complètement dit la vérité" je serai en droit de penser qu'elle est en train de noyer le poisson pour échapper à sa responsabilité et fuir le dialogue.
Ou bien si vous demandez à votre enfant : "Est-ce que c'est toi qui as renversé la poubelle de la cuisine ?" alors il serait quelque peu étonnant qu’il vous réponde "il faut nuancer : c'est un peu moi parce que j'ai voulu la sortir, mais c'est un peu aussi celui qui a mal fermé le sac poubelle et c'est aussi un peu la sonnerie de mon téléphone qui m'a distrait à ce moment-là". On dirait de votre enfant "il·elle est de mauvaise foi, il·elle utilise ces "nuances" pour éluder sa responsabilité car il est clair que c'est lui·elle qui a renversé la poubelle.
La nuance est très souvent utilisée comme manière de ne pas se prononcer, de ne pas s'engager, de ne pas répondre, de fuir ses responsabilités
En revanche si nous voulons une description proustienne d'une histoire qui s'intitulerait "Comment Albertine a renversé la poubelle de la cuisine" je ne doute pas qu'une infinité de nuances seraient tout à fait appréciables pour le lecteur avide de détails subtils concernant tous les phénomènes humains qui se déroulent autour d'un événement aussi anodin, banal et même trivial.
Je remarque donc que la nuance est très souvent utilisée comme manière de ne pas se prononcer, de ne pas s'engager, de ne pas répondre, de fuir ses responsabilités. Quand on vote pour les élections, on ne nous propose pas de nuances : c'est soit Macron, soit Le Pen, il n'y a pas d'un peu de lui et un peu d'elle. Tout processus décisionnel implique de trancher, donc de renoncer à l'alternative ou aux alternatives tentantes, sans regret si possible et en étant aussi déterminé dans son choix que si nous n'avions eu aucun choix, comme nous l'indique Descartes dans sa morale par provision.
Authenticité
La nuance est intéressante et utile dans un but descriptif ou esthétique : si vous voulez décrire une ambiance, l'humeur d'une personne, ses états d'âme, alors vous pourrez utiliser à profit l'immense richesse de la langue française pour rendre compte des subtilités du flux émotionnel qui traverse un personnage au moment d'un émoi amoureux ou d'un souvenir de son enfance. Proust, encore lui, nous en donne un exemple paradigmatique dans son célèbre exemple de la madeleine trempée dans le thé chez sa tante Léonie. Que de détails subtils, que de finesse dans l'évocation de l'effet produit sur les sens et l'intellect d'une simple madeleine portée en bouche ! En ce qui concerne la littérature comme la peinture d'ailleurs, la nuance est le signe de la profondeur, de la richesse, du foisonnement, de la subtilité et de l'intelligence. Soit.
Notre pensée est naturellement suffisamment confuse pour que des nuances ne viennent pas dès le début la compliquer parce que nous manquons de courage pour affirmer ce que nous pensons
Mais dans le registre de la pensée et notamment sa mise en œuvre performative dans le cadre d'un dialogue rationnel, elle doit toujours venir après le propos principal, non pour le remettre en cause subrepticement, l’édulcorer ou le dissoudre, mais pour l'affiner, pour le rendre plus pertinent, plus profond, plus adéquat, plus vrai.
Notre pensée est naturellement suffisamment confuse pour que des nuances ne viennent pas dès le début la compliquer parce que nous manquons de courage pour affirmer ce que nous pensons. En général, ceux qui ont des propos nuancés en public sont beaucoup plus grossiers, radicaux et directs en privé.
Si une personne veut immédiatement ajouter une nuance alors que le "gros" de la proposition n'est pas claire, refusez-la car elle tente de l'effacer, de noyer le poisson, de cacher quelque chose.
Faires des nuances est le luxe de l'intellectuel qui écrit son discours en toute liberté ou de l'artiste qui a le souci de faire vivre son idée, son intuition, son sentiment ou son émotion.
Tous ceux qui sont dans l'action, dans l'obligation de résultats, dans la franchise et la clarté vous le diront : quand on doit trancher on ne peut pas s’embarrasser de nuances, il faut aller à l’essentiel.
Encore une fois je ne fais pas l'apologie de la brutalité, de la grossièreté et encore moins de la décision impulsive. Je propose l'idée que la nuance devrait être utilisée dans une optique descriptive, esthétique mais pas performative. D'ailleurs avez-vous déjà constaté comme il est difficile de choisir la couleur de son papier peint à partir d'un nuancier fait de plusieurs dizaines, voire centaines de degrés de couleurs ? C'est un vrai casse-tête et j'aimerais encore plutôt choisir au hasard ou que l'on me dicte mon choix.
Au cours de mes ateliers ou de mes consultations je dois comprendre une personne et la faire travailler pour voir comment elle pense donc qui elle est.
Voici une petite séquence de dialogue à titre d’exemple
“Moi - Etes-vous d'accord si je vous dis que vous êtes complaisante avec vous-même ?
Elle - complaisante c'est un peu fort, il faudrait nuancer.
Moi - OK alors comment le diriez-vous ?
Elle - je dirais que parfois je ne suis pas aussi rigoureuse que je pourrais.
Moi - et dans notre dialogue depuis 10 minutes combien de fois avez-vous été rigoureuse ?
Elle - euh… pas beaucoup c’est vrai.
Moi - et combien de fois avez-vous botté en touche ou avez-vous voulu changer les mots que je vous ai proposés ?
Elle - euh… pas mal de fois.
Moi - par conséquent puis-je en déduire que dans notre dialogue vous manquez de rigueur et êtes complaisante ?
Elle - oui d'accord j'admets.
Moi - mais pourquoi ai-je eu tant de difficultés à ce que vous admettiez quelque chose que vous saviez pertinemment ?
Elle - parce que ce n’est pas facile d’admettre une faiblesse.
Moi - je comprends. Cependant la complaisance est-elle une chose banale ou rare ?
Etc…”
Donc ici la nuance est utilisée pour changer un terme non parce qu'il n'est pas approprié mais parce qu'il nous gêne, il ne correspond pas à l'image que nous voulons donner. Evidemment tout ceci est “humain, trop humain” et nous le faisons tout plus ou moins.
Mais soyons bien conscients de ne pas utiliser la nuance sous prétexte d’éviter une critique, de masquer notre pensée ou notre jugement ou simplement de créer de la confusion pour faire nos petites affaires derrière un brouillard décidément bien confortable.
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