MÉFIANCE
Penser par soi-même est difficile parce que nous manquons de confiance en notre propre capacité à produire des idées intéressantes. Nous nous comparons en permanence avec des personnes dont nous pensons qu'elles sont brillantes, qu'elles ont réfléchi à ces sujets et nous préférons nous mettre sous leur bannière sécurisante, garantie d'intelligence et protection contre le soupçon de stupidité. Mais ce n'est pas parce que nos idées sont banales qu'elles ne sont pas intéressantes et profondes. Et si elles sont superficielles alors nous pourrons les approfondir en les questionnant plus en avant, en les réfutant nous-mêmes ou en nous faisant réfuter par un "partenaire de réflexion", comme il est toujours plus difficile de trouver en soi l'altérité alors qu'autrui nous la "fournit" naturellement.
IMPATIENCE
Qu'on se rassure, tous les êtres humains sont faits pour penser
C'est difficile également parce que cela met notre patience à rude épreuve : si, dès que nous produisons une idée, à l'écrit par exemple, nous la rejetons et la critiquons parce que nous la trouvons stupide, pauvre ou banale, nous n'arriverons jamais à rien produire et abandonnerons bien vite l'expérience, ce qui renforcera notre sentiment de ne "pas être fait pour cela". Qu'on se rassure, tous les êtres humains sont faits pour penser. Il est donc nécessaire, comme nous le ferions pour un enfant que nous voudrions encourager dans une nouvelle activité, de suspendre momentanément notre crainte de nous engager et de nous faire "juger" et de dire ce que nous avons à dire, même d'ailleurs si nous n'avons rien à dire, de le dire quand même. Au commencement était le Verbe comme dit la Bible. Cela nous entraîne par conséquent à nous arracher à nous-même et à avoir un regard critique mais bienveillant. Ne pas supprimer ce que nous avons écrit, ne pas corriger mais le questionner, le réfuter, le développer, le compléter ou éventuellement l'amputer pour ne se concentrer que sur la partie saine de "l'idée organisme".
PEUR DU VIDE
En détricotant les idées confuses vous commencez à dérouler le fil de votre être.
En nous arrêtant sur nos mots nous serons probablement face à la pauvreté de notre expression, à un sentiment de vide de sens de ce que nous écrivons, à de la confusion. Il faudra y faire face tranquillement et apprendre à "danser au-dessus de l'abîme" comme dirait Nietzsche. Cela se passe à l'écrit comme cela se passerait à l'oral avec un partenaire de réflexion : s'il vous posait une question sur votre existence ou sur une idée générale, il y a fort à parier que votre premier réflexe serait de retirer vos mots, de vous reprendre de manière quasi-réflexe puis de rajouter et vous apercevoir que ce rajout ne rajoute en fait pas vraiment de sens, et finir par vous perdre dans votre propre discours en constatant horrifié·e que votre interlocuteur s'en aperçoit. Vous vous direz alors que vous avez bien fait d'être paresseux·se mais vous aurez tort parce que vous êtes déjà en train de penser. Vous vous apercevrez bientôt que tout ceci n'est pas très clair et commencerez à y mettre de l'ordre, d'autant plus si votre interlocuteur vous y invite. En détricotant les idées confuses vous commencez à dérouler le fil de votre être.
Il faut donc du courage pour voir en face son propre chaos, sa propre inconsistance, le côté décousu de sa pensée et pour ressentir la frustration que ce que nous disons effectivement est différent de ce que nous "voulons dire".
LÂCHER LA VOLONTE
Tout se passe comme si votre pensée vous devançait et qu'il ne s'agissait que de lui emboîter le pas : ni trop lentement car c'est le sur place ni trop vite car c'est l'embouteillage.
C'est difficile parce qu'il faut justement sortir de cette illusion que c'est notre vouloir que nous disons. Penser n'a justement pas grand-chose à faire avec la volonté et c'est la raison pour laquelle on peut voir des gens très volontaires et disciplinés être de bien piètres penseurs. Il faut avoir le courage de l'abandon de soi-même, l'abandon de son vouloir à l'effectivité de sa propre pensée qui suit son propre cours. Tout se passe comme si votre pensée vous devançait et qu'il ne s'agissait que de lui emboîter le pas : ni trop lentement car c'est le "sur-place" ni trop vite car c'est l'embouteillage. La pensée est aussi affaire de rythme, et pour cela, comme dans n'importe quel exercice corporel ou intellectuel, il faut commencer lentement. Lâcher donc son désir d'excitation, lâcher sa volonté et laisser se faire le processus quasiment à notre insu tout en étant pleinement investi.e dans l'exercice.
EFFORT
Cela demande du courage également parce que c'est un effort cognitif intense. Pour penser il faut se concentrer ce qui implique de résister à tout ce qui concourt à capter notre attention au quotidien. Pour certaines personnes qui vivent dans un environnement particulièrement chaotique, c'est un véritable mouvement de retrait temporaire du monde qui est nécessaire, ce qui implique de construire un cadre adéquat. Pour écrire il faut pouvoir s'isoler du bruit ambiant et se déconnecter des sources de distraction comme le mobile ou l'ordinateur. Pour dialoguer il faut avoir un partenaire "formé" à un tel exercice qui est exigeant en ce qu'il mobilise diverses compétences dialectiques. Il faut également être dans un endroit calme séparé des discussions bruyantes du café du coin.
Nous ne nous étendrons pas sur le travail des compétences que cet exercice exige, qui sont largement développées dans un précédent ouvrage *, mais les listerons pour mémoire. Approfondir implique d'analyser et de synthétiser, d'identifier les présupposés, d'interpréter, d'argumenter, de donner des exemples et d'expliquer. Problématiser implique de questionner et d'objecter. Conceptualiser implique de reconnaître, utiliser et produire des concepts.
FAIBLESSES
Cela demande également un effort émotionnel dans le sens où il faut être capable d'affronter son propre vide, son manque d'idées, ce qui inévitablement nous confronte à nous-même et à l'ennui. Cela nous expose à voir des choses désagréables sur nous-mêmes : notre superficialité, notre manque de rigueur conceptuelle, notre manque de vocabulaire pour exprimer des intuitions, notre inconséquence, incohérence voire inconsistance, notre rigidité voire notre stupidité.
Lorsque l'activité est pratiquée avec un interlocuteur c'est-à-dire si une personne est questionnée par un philosophe-praticien elle résistera souvent à son questionnement systématique portant sur les raisons de ses actions, de ses comportements, de ses attitudes, de ses mots voire de ses "non-mots".
ANTISOCIAL
Penser avec autrui va bien au-delà d'une discussion sympathique, même au contenu intellectuel, que nous pourrions avoir avec un ami ou une connaissance
Penser c'est toujours (au moins) un dialogue de l'âme avec elle-même. La plupart du temps penser se fait en dialogue avec autrui et implique une structure de questions et de réponses qui prend, dans sa forme la plus aboutie et formelle, la forme d'une consultation philosophique. Or, dans l'idée de consultation il y a celle de lire, de déchiffrer, de parcourir l'être d'un Sujet. Mais la plupart d'entre nous résiste à être feuilleté comme un livre en bibliothèque.
Sans rentrer dans les détails nous voyons bien que penser avec autrui va bien au-delà d'une discussion sympathique, même au contenu intellectuel, que nous pourrions avoir avec un ami ou une connaissance. Cette activité dialogique implique une distance et une rigueur qui la met en portafaux au regard des modes d'interaction habituels.
SOUFFLE
Une fois qu'on a compris cela, on découvre que l'exercice est revigorant et vivifiant puisque nous n'avons pas à nous fatiguer pour constamment garder le contrôle : voilà qui devrait rassurer les partisans du moindre effort. Votre paresse masquait probablement une volonté de tout contrôler incompatible avec le processus de réflexion qui mêle activité et passivité, intériorité et extériorité, contrôle et laisser-faire, effort et repos. C'est ce que nous pourrions appeler le souffle de la pensée, une forme de respiration.
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