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La pensée peut-elle séduire ?



Séduire pour inviter au dialogue


Difficile alliance au premier abord : la raison est difficile, implacable, abrupte souvent, ses règles sont logiques et impersonnelles, ses arguments objectifs et tranchants. Même si elle est la chose la mieux partagée au monde et que nous ne pouvons nous en passer elle demeure opposée au coeur, à la passion, à la spontanéité.

Séduire, plaire c'est non pas s'adresser à la raison d'autrui mais à ses goûts, à ses penchants naturels, à ce qu'il fait justement sans avoir besoin d'y réfléchir. Socrate s'adressait à la raison de chacun. Mais avant d'y parvenir il usait souvent de stratagèmes pour plaire à ses interlocuteurs : en effet pour faire réfléchir quelqu'un faut-il avant tout l'inviter au dialogue, le mettre en confiance. Car avant de raisonner bien souvent l'être humain ressent, perçoit, voit : il sent d'instinct s'il a affaire à un ami ou un ennemi. On se sert la main en société avant tout pour montrer qu'on ne vient pas avec des armes ce qui en dit long sur la prétendue sociabilité des humains. La méfiance me semble plus naturelle que la confiance chez l'être humain. C'est pourquoi Socrate qui a souvent affaire à des notables essaie d'abord de leur plaire.


En les flattant, en les "brossant dans le sens du poil" par exemple en vantant les exploits et la gloire militaire de tel général avec lequel il a l'intention de dialoguer. Quand on veut séduire c'est que l'on a quelque chose à vendre : que cela soit-même, un service, un produit voire la raison même. Difficile de croire cependant que la raison soit à vendre tellement son usage nous est nécessaire, tellement elle fait partie de notre humanité. Rappelons nous la phrase de Descartes :

“Le bon sens est la chose la mieux partagée car chacun pense en être si bien pourvu, que même ceux qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et de distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tout homme “ 

Injonction paradoxale


Cette prétention à savoir raisonner, nous l'avons tous : je connais bien peu de personnes qui s'avouent stupides, bêtes et déraisonnables. Ainsi moi qui ai, comme Socrate, la curieuse prétention d'apprendre aux gens à mieux penser, suis-je placé face à une injonction paradoxale : séduire les gens (car il faut bien provoquer chez eux le désir de vouloir faire appel à vous) tout en leur montrant que, pour la plupart, ils pensent mal, soit qu'ils n'adoptent pas la bonne attitude soit qu'ils n'ont pas la bonne méthode, la bonne règle pour conduire leur raison. Car si nous revenons au principe de Descartes, il ajoute juste après :

"(...) qu'ainsi la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est l'appliquer bien."

et c'est la raison pour laquelle, même si nous partageons un même accès à la raison, nous n'en usons pas tous de la même manière et pervertissons bien souvent ce merveilleux outil dont nous a doté la nature pour lui faire servir nos propres fins souvent obscures.

Pour revenir à mon cas précis, je dois, disais-je, leur montrer, quand je le vois évidemment (et il ne faut que quelques phrases pour le voir en général) qu'ils ont un problème : ils ne font pas confiance, ils ne sont pas cohérents, ils sont précipités, ils sont confus, compliqués, impatients, ils ne savent pas argumenter, sont superficiels. Bref que des choses qui ne sont pas très...séduisantes.

C'est un peu comme si j'étais un tailleur de vêtements et que pour vendre mes costumes je devais commencer par montrer aux gens comme ils sont mal habillés, ont mauvais goût, choisissent mal leur tissu etc...N'importe quel vendeur, un professionnel de la séduction, le sophiste moderne (et je dis cela sans mépris) vous dirait que ce n'est pas une bonne approche. En effet comme je le disais, nous sommes tous plus ou moins persuadés que nous pensons suffisamment bien : vous entendre dire le contraire, a fortiori par un inconnu et sur des éléments très succincts, crée ce qu'on appelle une “dissonance cognitive”, une espèce de déception (donc de tristesse) sur nous-même, déception que nous nous hâtons d'évacuer en rejetant la faute sur le porteur de mauvaise nouvelle : “mais enfin que dites-vous, comment pouvez-vous porter un tel jugement sur moi" s'offusquent-ils.


La raison n'est en effet pas séduisante puisqu'elle opère sur un autre registre que celui du plaisir et du déplaisir, du goût et du dégoût : celui de la pensée, de la réflexion. Qui plus est, l'exercice de la raison est difficile, âpre, il demande des efforts conséquents et réguliers.

Et pourtant si on y regarde d'un peu plus près, le fait de réfléchir, au-delà des bienfaits inestimables que l'entraînement des compétences de la pensée procure à celui qui s'y adonne (et que j'ai déjà largement exposés dans des articles précédents) des plaisirs subtils.


Les subtils plaisirs de la pensée


Le premier est celui du libre jeu des facultés entre elles comme disait Kant, entre l'entendement et l'imagination qui s'entraident mutuellement : l'une pour apporter (selon un processus assez mystérieux, probablement intuitif et associatif) des idées, des concepts, des exemples, des visions et l'autre des déductions, des inductions, des oppositions, des négations, des questions, des liens conceptuels. Ce jeu libre provoque un plaisir quelque peu similaire à celui que doit éprouver l'artiste en train de créer.

Le deuxième plaisir que provoque la maîtrise de la raison, appliquée au domaine intersubjectif (même si le premier geste de la pensée est un dialogue de soi à soi) du dialogue, est celui de développer une pensée en commun, de se soumettre ensemble à un processus rationnel, ce que les Grecs anciens appelaient le logos, le discours rationnel. Il y a effectivement quelque chose de plaisant à pouvoir s’entendre ensemble sur la rationalités des choses, au-delà du fait que nous soyons d’accord ou pas d’accord avec une opinion. 

La troisième forme de plaisir que j’identifie est encore plus subtil : c’est le fait de suspendre le temps pour un moment. Le questionnement opéré par le praticien oblige le Sujet à une concentration extrême qui l’oblige à mettre tout le reste en suspens, même et peut-être surtout ses soucis du moment. Bien dirigée la pensée peut même s’exercer sur ce qui nous fait souffrir et en faire un objet de réflexion. Je n’irais pas jusqu'à dire que c’est agréable mais au minimum cela procure un sentiment de sérénité. Dans ce monde qui nous paraît bien souvent chaotique, brutal et précipité, cette paix intérieure, même momentanée, peut-être une source de joie subtile.

Ainsi la raison, par rapport aux promesses de plaisir, voire de bonheur immédiats de la consommation (surtout en cette période de Noël), du bien-être, du divertissement sous toutes ses formes, présente un visage bien peu attirant. Elle serait en cela plus proche de la promesse des activités sportives qui ne déploient leurs bénéfices qu’à condition d’une pratique sérieuse, régulière et engagée : c’est une forme de travail sur soi.

Mais ce travail procure des avantages au regard desquels toute satisfaction résultant de la consommation d’un bien ou d’un service devient bien éphémère et superficielle.

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