J'avoue avoir cédé aux sirènes des mots à la mode en utilisant cet adjectif qui est surtout utilisé pour parler de nouvelles technologies. Mais c'est finalement assez adéquat avec mon affaire tant la “pratique philosophique”, dont vous n'avez probablement jamais entendu parler, constitue une pratique de rupture à de multiples niveaux. Une rupture est l'interruption généralement soudaine d'une continuité, d'une relation, d'un "cours des choses”, le surgissement d'une singularité sur un fond de normalité ou d'indifférenciation ou encore une cassure d'un élément physique sous tension.
Que vient rompre la pratique philosophique, en quoi est-elle une rupture, que vient-elle rompre et que devient l'état du système après la rupture ? Voici quelques questions auxquelles nous allons répondre.
Premièrement la pratique philosophique est une rupture par rapport à ce qu'on nomme "philosophie" au sens traditionnel. Pour le sens commun, “faire de la philosophie” c'est réfléchir sur des idées en s'inspirant des "grands auteurs" qui jalonnent la tradition, c'est lire des ouvrages philosophiques, des articles philosophiques qui tentent d'éclairer des phénomènes actuels ou intemporels en les rapprochant de textes canoniques ou de concepts qui ont fait florès dans l'histoire de la philosophie. C'est aussi écrire des ouvrages philosophiques qui décrivent le monde de manière plus ou moins originale ou commenter des textes de la tradition en y apportant un angle personnel. Mais dans tous les cas cette pratique académique, littéraire ou scolaire procède par le discours et la description du monde, le monde y est abordé comme une “chose”. Or la pratique philosophique ne consiste pas à discourir, expliquer, professer, instruire ou transmettre mais à faire réfléchir un Sujet concret et vivant ici et maintenant en le questionnant tel qu'il est, comme il est, avec tout ce que cela peut avoir de "non-philosophique".
C'est une rupture avec ce qui se fait habituellement, y compris avec ce qu'on nomme la "philosophie pratique" et en même temps une soudure avec ce qui se faisait dans la Grèce antique puisque nous prétendons renouer avec la pratique de Socrate. Or Socrate n'écrivait pas, ne faisait pas de conférences, ne donnait pas de leçons, ne faisait pas de politique, ne voulait convaincre personne ni n'avait rien à vendre. Il voulait simplement questionner ses concitoyens parce qu'il prenait plaisir à penser en leur compagnie et parce qu'il trouvait que c'était la chose la plus importante à laquelle un être humain pouvait passer son existence. Ainsi la “pratique philosophique” ne nécessite aucune érudition, elle peut d'ailleurs se pratiquer avec des enfants, le pratiquant n'a pas besoin de connaître la tradition pour se lancer dans la pratique. Elle n'a même pas besoin d'un contenu. Elle ne demande qu'un désir de penser et la candeur de celui qui est prêt à tout recommencer à zéro, comme s'il n'avait jamais appris à penser.
Deuxièmement, la pratique philosophique est en rupture par rapport à la pratique psychothérapique. En effet, comme j'ai dit que nous faisons travailler un Sujet concret, cela implique donc un dialogue vivant au cours duquel le Sujet va dire des choses qui le concernent personnellement, qui le touchent souvent émotionnellement, il va comprendre des choses sur lui-même qui vont peut-être le déstabiliser, il est questionné sur son existence donc il se pense grâce au praticien et passe en revue probablement une partie de son existence, de son être. L'appellation de “consultation” suppose d'ailleurs ce dialogue interpersonnel, et pour le sens commun ce type de dispositif rentre dans la case "psychologie". Or dans la pratique philosophique, contrairement à ce qui se passe dans la consultation psychologique, le Sujet ne se raconte pas, il ne narre pas sa vie ni ses problèmes mais il répond à des questions que lui pose le praticien. Il est donc présupposé que le Sujet a accès à la raison et est capable de répondre à des exigences de rationalité. Si ce n'est pas le cas, la consultation ne pourra pas fonctionner et le praticien y mettra un terme. Pour prendre une analogie, c'est un peu comme si vous alliez faire un cours de Pilates alors que vous avez une jambe cassée : cela ne pourrait pas fonctionner. Par ailleurs l'orientation de la “pratique philosophique”, outre l'aspect existentiel qui la rapproche de la psychologie tangentiellement, porte également sur le développement et la maîtrise des compétences de pensée comme l'argumentation, la conceptualisation, l'interprétation et la problématisation, ce qui n'est pas le cas dans la pratique psychologique.
Troisièmement la pratique philosophique rompt avec un certain naturalisme de la pensée : l'idée selon laquelle penser c'est comme faire de la prose pour M. Jourdain dans le Bourgeois Gentilhomme de Molière, que c'est une activité que nous pratiquons déjà tous, sans nous en rendre compte, que nous pensons tous au quotidien lorsque nous réfléchissons à un problème au travail, lorsque nous discutons avec un ami ou même lorsque nous "méditons" lorsque nous “marchons dans la nature”. Ici encore c'est un peu comme si vous disiez que vous savez nager parce que vous avez appris à l'école et que vous aimez faire quelques brasses dans la mer l’été. Ce que vous avez appris à l'école, c'est à flotter, à ne pas couler et éventuellement à faire deux ou trois longueurs en autonomie. C'est très loin d'une maîtrise de la natation, sans même parler de faire des performances de compétiteur. Penser de “manière naturelle”, c'est au quotidien calculer, planifier, anticiper, réagir, penser à des choses par automatisme, donner son opinion. Cela n'a pas grand-chose à voir avec une pratique rigoureuse, basée sur des exercices quotidiens, accomplis en dialogue avec un professionnel formé (au début du moins avant d'acquérir une certaine autonomie) qui vous apprend à conceptualiser, à produire des arguments profonds, à questionner de manière socratique, à interpréter de manière souple, ouverte et pertinente.
Quatrièmement elle rompt avec une forme d'élitisme intellectuel assez française qui voudrait que penser est une affaire de culture, de style, de lectures profondes et érudites. Or une grande partie de l'affaire de la pratique philosophique c'est de savoir ignorer son propre savoir, le mettre de côté, notamment afin de questionner son prochain sans préjuger de la réponse. C'est également savoir épurer son discours, être frugal dans ses mots et son expression, élaguer ses phrases plutôt que les rallonger, ramener un discours à son essence, son intention, son concept plutôt que le délier dans un amoncellement de phrases qui finissent par se contredire. C'est avoir une attitude candide, proche de celle de l'enfant, face au savoir, et être capable de remettre tout en question, y compris l'évidence ou ce qui paraît évident. Bien penser n'a rien à voir avec le fait d'être cultivé. La culture n'est pas un obstacle en elle-même à condition qu'elle soit utilisée à bon escient et vienne en support d'une pensée claire et argumentée, notamment dans la fourniture d'exemples pour illustrer une proposition.
Cinquièmement, elle rompt avec la plupart des codes sociaux et culturels par son côté socratique. Faire penser autrui c'est mettre bas les masques et s'engager de manière authentique dans un dialogue où les faux-semblants, la mauvaise foi et la rhétorique seront facilement débusqués et mis de côté. Le questionnement et notamment son côté directif et insistant, comme on peut le constater en lisant les dialogues de jeunesse de Platon mettant en scène un Socrate plus authentique, met en place un certain déséquilibre où c'est Socrate qui questionne et l'autre qui répond ou bien l'inverse mais jamais les deux à la fois. Ce dialogue ouvre un “jeu de langage” différent, dont le coté agonistique peut rappeler celui d'un art martial, dans lequel le questionneur enquête à partir des réponses du Sujet (ou du Client, ou de l'allocuteur) et propose des jugements déductifs en fonction de ses réponses, afin de le confronter à lui-même de manière existentielle. Ce "jeu" est amusant et profond pour certains et quelque peu “violent” pour les personnes particulièrement à cheval sur les codes sociaux et l’évitement poli du politiquement correct.
Sixièmement, elle est en rupture avec la rhétorique, le discours commercial ou politique. Dans la pratique philosophique il s'agit de dire les choses telles qu'elles sont, sans fausse pudeur ni gêne, sans peur de blesser autrui puisque nos arguments sont fondés en raison, sans vouloir le flatter, le séduire ni le convaincre car nous n'avons rien à lui vendre, ne voulons ni nous faire aimer ni nous faire reconnaître, ni transmettre des connaissances ni même peut-être "éduquer" quoique l'aspect pédagogique ne soit pas absent. Nous voulons montrer “ce qui se passe” dans le phénomène d’être ce que l’on est, faire voir, faire miroir même, le plus souvent, afin que le Sujet puisse au maximum s'objectiver, ce qui est si difficile à faire en temps normal. Or dans les discussions de tous les jours, une bonne partie de notre énergie se consume à amadouer l'autre, à lui dire les choses sans le brusquer voire ne pas les lui dire, à enrober la réalité pour nous montrer sous notre meilleur jour, à faire semblant d'avoir compris pour ne pas passer pour un idiot, à parler de la pluie et du beau temps pour meubler et ne pas laisser s'installer un silence que nous trouverions gênant, à prétendre nous soucier d'autrui alors que nous ne faisons qu'appliquer des routines sociales sans lesquelles nous craignons qu'on nous juge abrupts ou asociaux, à “ménager la chèvre et le chou” pour ne décevoir personne, etc. Donc déroger à toutes ces contraintes implicites est une libération pour certains et une prise de risque sociale pour d'autres. C'est la raison pour laquelle alors que rien n'interdirait que nous pratiquions dans des situations de tous les jours un peu comme Socrate le faisait de manière "sauvage" dans les rues d'Athènes, la pratique philosophique s'exerce de préférence dans un "cadre" qui est celui de la consultation individuelle ou de l'atelier de groupe, ce qui a un côté rassurant pour le Sujet.
Septièmement, elle rompt avec l'opinion. C'est l'angle traditionnel selon lequel Platon parle de la pratique de Socrate, celle qui consiste à passer de l'opinion, nécessairement superficielle, réactive, souvent inconséquente et superficielle, à la vérité de la science, de la connaissance. En particulier cette pratique tend à dépasser les jugements du style "j'aime" ou "je n'aime pas" pour approfondir et dire en quoi nous aimons ou pas, ce qui est toujours révélateur de nos tendances existentielles, de nos "valeurs" comme on le dit couramment. En groupe notamment, cette pratique consiste à solliciter les questions et les objections par rapport à une hypothèse afin de lui faire passer un "stress test" qui la verra être modifiée, précisée, complétée et donc conditionnée et limitée, parfois purement et simplement abandonnée, transformant un matériau brut en produit transformé, plus clair, plus distinct, plus vrai.
Huitièmement enfin c'est une pratique disruptive en ce qu'elle nous oblige à interrompre le flux de nos ruminations mentales, souvent confortables, pour nous laisser guider par le questionnement rationnel et nous soumettre à ses exigences, sans céder à nos caprices ou petites contrariétés. Nous voulons dire "le fond de notre pensée” et "nous exprimer" et n'acceptons pas que notre désir ou volonté soit interrompus par le questionneur qui nous montre pourtant que nous ne répondons pas à la question, nous ne lui faisons pas confiance pour nous faire penser mais croyons être meilleurs juges pour dire ce qui s'appelle “penser”, et en particulier nous sommes persuadés qu'il y a quelque chose de profond que nous parviendrons à dire si nous allons au bout de notre phrase, quand en fait il n'y a presque tout le temps rien du tout, le pur néant de la pensée.
Merci pour cet article très éclairant sur la pratique