Nous avons tous un pouvoir que nous n'usons pas assez : celui de nommer les choses. Je ne parle pas ici du fait d'utiliser des mots pour communiquer, ce que nous faisons au quotidien sans trop y réfléchir, mais de se risquer à nommer une chose qui ne tombe pas sous le sens, qui n'est pas évidente, qui résiste quelque peu à sa dissolution dans le langage "habituel", "normal".
Appelons cette chose un problème : ainsi nommer une chose c'est tenter de résoudre le problème, celui de l'arraisonnement de l'inconnu à notre connaissance, celui de réduire le chiasme entre l'être et le dire. Nous constatons qu'une chose, qu'un phénomène, qu'une idée "est", mais nous ne savons pas encore la dire : il nous faut donc la nommer puisque le dire passe par le mot et le mot est le plus souvent un nom (commun).
"Nommer une chose, c'est la faire advenir à l'existence, au monde, pour soi et autrui, c'est l'inaugurer, la baptiser, l’identifier, lui donner une identité."
La nécessité de nommer : une économie conceptuelle
On pourra toujours m'objecter qu'il n'est pas très fréquent de buter sur l'attribution d'un nom à un phénomène que nous percevons, et que le vocabulaire dont nous disposons est suffisamment riche pour que nous puissions trouver un nom existant, même à des choses qui nous paraissent nouvelles. C'est effectivement le cas lorsqu'il s'agit de nommer des objets qui ont tous a priori un nom.
Si par exemple nous voyons un animal inconnu dans la nature lors d'un voyage, il nous suffit en général de demander à un local le nom de cet animal et il nous l'apprendra. Et c'est la même chose pour une multitude d'objets aux fonctions spécifiques que l'on trouve dans n'importe quel corps de métier artisanal ou industriel : tout ici bas a un nom ou aura un nom. Même les étoiles ont un nom, pas très poétique la plupart du temps puisqu'il s'agit de codes numériques. Un besoin fondamental de l'être humain, tellement banal que nous n'en avons même pas conscience, est donc de donner un nom à chaque chose ou catégorie de choses qui l'environnent.
Nommer une chose, c'est la faire advenir à l'existence, au monde, pour soi et autrui, c'est l'inaugurer, la baptiser, l’identifier, lui donner une identité. Observons l'insistance qu'ont les petits enfants à nommer tous les objets qu'ils tiennent en main : ils les nomment fièrement devant tout le monde, leur façon de s'approprier le monde qui les entoure et de rentrer dans un monde commun. Car nommer, par un nom commun, une chose, c'est participer à une communauté de langue, c'est s'ouvrir le pouvoir de communiquer avec autrui (dans un premier temps ce sont surtout nos propres besoins que nous communiquons de manière égocentrique) et donc de faire société, de remplir sa fonction naturelle d'animal social comme disait déjà Aristote.
"Nommer, c'est s'ouvrir la possibilité de reconnaître les objets tombant sous le même nom, donc d'économiser formidablement sa pensée."
Imaginez la surcharge mentale de celui qui devrait trouver un nom particulier pour cette tasse-ci, cette autre tasse-là : la tasse en rouge, la jaune avec une anse, la carrée, la ronde etc. Toute notre énergie mentale serait consacrée à inventer des noms pour chaque chose et à discuter avec les autres pour s'entendre sur le nom correct à donner à telle chose. Tout nom, comme toute catégorie, est un formidable outil conceptuel pour économiser nos ressources intellectuelles et s'entendre sur un minimum abstrait pour communiquer avec autrui autour de nos besoins. Avec le nom "stylo" j'englobe en une fois tous les stylos du monde. Le nom est la solution pour penser l'infinie multiplicité du réel sensible.
"Abstraire c'est aussi réduire, de même que traduire c'est trahir."
La réduction inévitable du réel
En nommant, je gomme certaines des particularités du réel que je juge secondaires par rapport à l'essence de la chose que capture son nom. Pour les artefacts, cette essence se confond en général avec leur fonction, dont la forme et la matière dérivent. Un stylo est un objet assez fin pour être tenu entre deux doigts d'une main et qui a vocation à tracer des signes sur un support matériel. Cela ne nous dit pas si c'est un stylo plume, à bille ou numérique. Pour spécifier la particularité de l'objet il faudra user d'adjectifs qui seront utilisés le cas échéant.
Cet acte de nommer les choses correspond d'un point de vue cognitif à celui de l'identification : nous nommons une chose afin que cette chose puisse par la suite être identifiée à sa catégorie mentale, son nom, et qu'elle soit reconnue. Une fois que la chose est identifiée nous pouvons faire des propositions, bâtir des phrases pour parler du monde, pour discourir, raconter des histoires, exprimer des besoins plus ou moins complexes etc.
"Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde" – Albert Camus
Nous utilisons des mots pour conduire notre existence et devons désormais sélectionner le bon mot parmi notre vocabulaire, à défaut de quoi nous commettons des erreurs de langage.
Le pouvoir de nommer nos intentions
Ce qu’exprime à chaque moment l’être humain, même de manière quasi inconsciente, ce sont des intentions. Et évidemment, il exprime aussi ses intentions lorsqu'il parle. Le problème est que ces intentions sont souvent implicites. Nous pouvons avoir de grandes catégories d'intentions de parler : nous exprimer de manière générale, demander à ou faire faire par autrui, enseigner et transmettre, raconter une histoire ou faire rêver et enfin faire réfléchir.
Or nos intentions peuvent être multiples, voire contradictoires, ce qui posera nécessairement des problèmes d'interprétation pour nos interlocuteurs et même pour nous-mêmes : ainsi notre divergence d'intentions, ou nos intentions mêlées vont se refléter à travers notre discours qui sera ambigu voire confus. À part pour celui qui sait "lire entre les lignes" et décèle la véritable intention de notre discours. Le problème est de savoir si cette intention est claire pour nous-mêmes.
Je constate après quelques années de pratique philosophique, que ce n'est pas toujours le cas, voire que ce n'est pas le cas le plus fréquent. Typiquement une personne pose une question ce qui suggère qu'elle veut une information, une clarification, une justification à propos d'un contenu X. Or en fait elle exprime une critique ou veut imposer un point de vue mais n'ose pas le faire de manière directe pour des raisons que je ne développerai pas ici.
Ce que j'appelle le pouvoir de nommer prend donc ici la forme de "nommer son intention". En réfléchissant la personne s'aperçoit facilement que sa véritable intention est d'exprimer son idée qu'elle juge "meilleure" que celle de son interlocuteur. Le concept qui pourrait être utilisé ici serait par exemple expression, voire imposition ou peut-être mauvaise foi puisque sous couvert de s'intéresser à autrui elle est surtout soucieuse d'exprimer sa propre opinion, d’avoir raison en fin de compte. Ainsi nommer nos intentions a le pouvoir de les clarifier pour nous-même et de mieux orienter notre action et nos comportements. Dans ce cas le “nommage” est un acte réfléchi et conscient.
Le faux pouvoir de nommer : jargon et appartenance
S'il est indéniable que nous utilisons énormément de mots au quotidien de manière quasi automatique sans y réfléchir, il n'en reste pas moins que l'acte de nommer relève d'un choix qui montre aussi ce que nous sommes, comme tout choix d’ailleurs. Car même en "mode automatique" un mot est toujours choisi par rapport à d'autres mots possibles et cela trahit au minimum notre choix de ne pas choisir, de nous "contenter" d'un discours irréfléchi, de "parler pour ne rien dire" ou bien de parler par convention, sous couvert du langage banal, parce que nous savons que c'est "ce qu'il faut dire" pour être accepté en société.
Et justement ici nous n'utilisons pas notre pouvoir de nommer puisque nous ne sortons pas de la routine. Le pouvoir de nommer est nécessairement concomitant de celui d'un retour actif et réflexif sur les choses, d’une position meta par rapport à notre discours. Nous avons dit que ce pouvoir était exercé à l’occasion d’un problème, d’une difficulté, d’un doute à nommer la réalité qui nous faisait face. Le pouvoir de nommer est un pouvoir créateur, synthétique, autrement il n'est que tautologique.
"Le pouvoir de nommer est toujours en même temps un pouvoir de juger, donc l'expression d'une liberté fondamentale chez l'être humain."
Or comme tout pouvoir il implique une responsabilité : celle d'être en mesure de justifier son jugement, d'en rendre raison, devant soi-même et autrui. À défaut de quoi le jugement n'est pas assumé comme tel et devient une forme de décision arbitraire.
Nommer pour élargir son monde
Lorsque l'enfant a acquis le vocabulaire qui lui permet de naviguer aisément dans son "petit" monde, l'acquisition de nouveaux mots se fait plus rare. Si son monde est fermé et si son caractère ne le porte pas à s'en extraire, il stagnera bientôt en nombre de mots, ce qui délimitera son espace intellectuel. S'il a le goût de la découverte, s'il est curieux et guidé par de bons maîtres, il prendra le goût des mots et enrichira son vocabulaire et ses expressions, et donc son monde.
Il est donc logique que nous apprenions de moins en moins de nouveaux mots avec le temps. Peut-être même oublions-nous le sens de certains mots afin de ne plus les utiliser ou de les utiliser de manière incorrecte ou dévoyée. Cela peut arriver si nous ne lisons pas et évoluons dans un environnement pauvre en mots, comme on peut le voir dans la novlangue managériale utilisée dans les entreprises notamment. Les collaborateurs se targuent d'être "dans la partie" en maîtrisant un vocabulaire de franglais globish qui, selon eux, correspond à de nouveaux concepts alors qu'il s'agit la plupart du temps d'une redescription pompeuse de phénomènes déjà bien connus et banals, ce qui n'enlève rien à leur pertinence dans un contexte professionnel au demeurant.
"Il s'agit ici d'un faux pouvoir de nommer, puisqu'on ne fait que renommer superficiellement un contenu déjà existant, donc déjà pensé."
Ici, les mots signifient que nous appartenons au "bon monde", pas le monde commun de l'enfant qui apprend, mais le monde particulier, exclusif et souvent élitiste de la "haute finance", du "conseil en stratégie" ou encore des "ouvriers du textile". Dans ce cas, nous ne nommons pas, mais nous utilisons les mots comme des mots de passe pour signifier que nous appartenons au bon "club", comme les adolescents ont leurs tics de langage pour signifier qu'ils sont "jeunes". Peu importe le sens des mots, il faut simplement les utiliser au bon moment et devant les bonnes personnes pour qu'elles sachent que vous êtes du même monde. Ici, les mots, loin de témoigner de notre pouvoir créateur, sont au contraire les vêtements usés qui nous donnent les clés de l’appartenance à une communauté.
Redonner vie aux mots
Utiliser les mots au quotidien, c'est être tellement familiers avec eux que nous ne remarquons même plus leur spécificité, nous ne goûtons plus vraiment leur sens, voire les mots perdent de leur sens, ils deviennent comme des coquilles vides que nous n'utilisons plus que par habitudes. Les mots que nous utilisons constituent un bavardage impersonnel qui nous permet de maintenir un semblant de vie sociale, comme le décrit Heidegger avec le "bavardage du On" témoignant d'un mode factice d'être au quotidien où l'homme ne réfléchit pas ses mots et ne se soucie surtout pas s’ils capturent la substance de ce qu'il vit, de ce qu'il voit, de ce qu'il veut, de ce qu'il pense, de ce qu'il sent.
"Si nous considérons qu'un mot est un être vivant, dynamique, alors notre relation aux mots peut être constamment renouvelée."
Entretenir une relation vivante avec les mots
Pour avoir une relation vivante et créative, quasi charnelle, avec les mots, il faut les penser : cela signifie au minimum d'être conscient de leur écho au moment où nous les prononçons, de les réfléchir intérieurement, ce qui instaure le dialogue de l'âme avec elle-même. Les mots sont aussi des concepts, des intersections dynamiques, des ponts qui relient plusieurs lignes de pensée, des connexions mouvantes entre différents problèmes ou idées, comme le dit Deleuze dans "Qu’est-ce que la philosophie ?"
Ainsi, nommer, ce n'est pas simplement abriter une intuition sous une catégorie, donner un contenu à une intuition, pour reprendre Kant. C'est aussi reconfigurer la réalité, tisser de nouveaux liens avec d'autres concepts dont nous avions négligé la proximité, c'est créer un lien vers de nouvelles idées, donc de nouvelles intentions et de nouvelles actions.
Un mot ne prend son sens, ne le développe, donc ne vous parle, que si vous lui donnez votre attention et laissez son sens se déployer en vous. Seule cette attention réflexive, qui déroge à l'usage conversationnel habituel (centré sur nos intérêts et l’expression de besoins), nous permet de faire dialoguer les mots et par conséquent de déployer notre pensée avec autrui.
L'inconscient du langage
Les mots nous échappent, nous trahissent c'est pourquoi nous voulons souvent les ravaler, les gommer, les faire oublier. Il se fait en notre esprit des associations inconscientes de mots qui peuvent affleurer dans le discours sous la célèbre forme de lapsus, moments plus ou moins gênants en société. La tentation est grande alors de “renommer”, de corriger le mot car il nous a trahi, nous avons "le sentiment" qu’il enferme, limite, juge.
"Le pouvoir de nommer, c'est aussi le pouvoir de renommer, de trahir, travestir, de corrompre le langage pour fuir la réalité, pour le tordre à notre avantage."
Nommer les choses, c'est en effet aussi rentrer dans un espace commun où les mots ne sont pas que des mots : ils ont un sens, une direction, une signification pour nous et pour autrui. C'est le présupposé que nous nous entendons a priori sur un sens commun qui fait la puissance du mot. Lorsque le mot sort de son usage attendu, autrui peut à juste titre s'en émouvoir.
Nommer pour comprendre le monde et soi-même
Si nous commençons à privatiser le langage et à le connoter en fonction de notre propre subjectivité, alors nous nous coupons de facto d'autrui et donc aussi de nous-mêmes, puisqu'une partie de nous-mêmes passe par autrui. Tel une proposition de loi, un nouveau mot ou un mot qui prend une nouvelle connotation doit faire l'objet d'une publicité et d'une forme de consensus sur les situations dans lesquelles il est à propos de l'utiliser et les autres non : c’est par l’usage qu’il se propagera ou non. Ils sont ainsi bien rares ceux qui peuvent se targuer d’avoir inventé un nouveau mot.
"Nommer les choses c’est donc faire naître un monde mais c’est aussi prendre conscience de celui que nous habitons : nous-même."
Et cette intériorité peut nous être encore plus inconnue qu’un pays étranger, puisque parfois “il nous sort des mots” de la bouche que nous regrettons aussitôt d’avoir prononcés. Cet autre "nous-même" est plus impulsif, plus archaïque, plus proche de nos pulsions : il faut le laisser parler dans une certaine mesure parce que le refoulement ou le déni sont inutiles. Il faut le reconnaître, ce qui ne veut pas dire que c'est lui qui doit mener la danse. Reconnaître l’expression d’une pulsion pour la contrer, la distancier ou la sublimer, voilà la grandeur de l'homme par rapport à l'animal. L'homme peut reconnaître son animalité, son instinct primitif, et la domestiquer, tandis que l'animal ne fait que la vivre et l'exprimer.
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