Rupture
C'est un langage, une forme d’esprit ou un mode d’expression qui consiste à souligner, en le transformant, un aspect de la réalité d'une manière qui déclenche le sourire ou le rire chez autrui. L’humour cherche à produire un effet comique. En général, est comique ou drôle ce qui surprend, qui va complètement à l'opposé de ce que nous pourrions attendre du déroulement de la réalité, ce qui fait des rapprochements ou des comparaisons incongrues. L’humour, au même titre que la pensée, introduit une rupture dans le cours habituel des choses, il constitue un jeu de langage, ou une forme de vie, qui détonne, qui modifie la perception de la réalité, qui sort du mode de l’”insurprenance” des objets dans le monde quotidien pour reprendre le mot de Heidegger. Selon ce dernier nous vivons au milieu d’un réseau d’outils qui ont une destination attendue : l’humour détourne ces outils de cette destination et leur en assigne une nouvelle, créant ainsi un monde parallèle.
Celui qui a de l’humour joue avec le langage, il imagine des transpositions d’un registre dans un autre : l’humour nécessite une bonne maîtrise du langage ce qui permet entre autres de faire des jeux de mots, une des formes les plus communes de l’humour. Il y a ainsi plusieurs formes d’humour non scénarisées : l’histoire drôle, le jeu de mots, l’ironie, la caricature, l'exagération.
Faire de l’humour est un sport qui rate souvent sa cible.
L’humour, au même titre que le dialogue philosophique, est un “performatif”* : on fait de l’humour, on dit ou montre quelque chose de drôle parce que l’on veut faire rire. Or le succès n’est pas souvent au rendez-vous : celui qui veut être drôle doit essuyer de nombreux échecs avant que ses traits d'humour ne touchent. Faire de l’humour est un sport qui rate souvent sa cible.
Rire est un phénomène agréable pour le sujet : le rire agit comme une soudaine détente de tout le corps et l’esprit, bouffée d'enthousiasme et d'oxygène dans une situation tendue. L’humour est un moyen de se décentrer, de s’oublier soi-même : on va au théâtre pour rire et oublier ses problèmes momentanément, pas pour y réfléchir. Certains prétendent d’ailleurs que le rire peut agir comme une thérapie. Il permet certainement de faire passer des messages difficiles en évitant que l’interlocuteur ne se braque.
L’effet de décentrage est partagé avec la pratique philosophique, avec l’avantage qu’il ne nécessite pas pour celui qui rit d’effort particulier de son esprit, mis à part celui d’être attentif. C’est la raison pour laquelle l’humour a plus de succès que la pensée auprès du public : tout le monde aime et veut rire, ce qui n’est pas le cas pour la pensée. En revanche son effet est superficiel et de courte durée si la vérité qu’il transmet n’est pas reprise par une réflexion critique.
Il n’est ainsi qu’un complément à la réflexion qui permet de relâcher quelque peu la tension lorsque celle-ci devient trop intense, quand par exemple nous voyons une part désagréable de nous-mêmes que nous sommes tentés de rejeter, mais ne remplace pas pour autant la pensée.
Rapport à la vérité
L'humour a toujours un rapport à la vérité : il la dit mais en l’exagérant, en la caricaturant, en la grossissant donc en la déformant, en la transposant dans un autre espace ou un autre lieu.
Pour penser la vérité il faut donc la rétablir et sortir de l’humour. Si l’humour devient une volonté permanente il devient fatigant pour son entourage et soi-même, il témoigne d’un mal-être profond. Le clown est toujours triste : il fait rire parce qu’il veut être aimé de tous, par conséquent souffre d’un profond manque d’amour. Le clown permanent a peur d'affronter la réalité, peur de lui-même et du monde parce qu’il se trouve ennuyeux, mauvais ou nul : il ne s’aime pas. L’acteur Robin Williams qui s’est suicidé il y a quelques années en donne un exemple tragique : même lors d’interviews sérieuses il ne pouvait s'empêcher de faire le clown avec son interlocuteur.
« l’homme souffre si profondément qu’il a dû inventer le rire. »
L’humour existe parce que la réalité objective et froide serait trop dure, trop triste, trop pénible à voir. L'humour a ainsi la fonction d'un adoucissement, d'une prise de distance voire d'une esthétisation de la réalité brute et finalement le rire agit comme un analgésique. Mais comme de nombreux médicaments, il ne traite que les symptômes et pas la cause de la maladie. Nietzsche disait que « l’homme souffre si profondément qu’il a dû inventer le rire. »
En général nous rions d'une situation, d'une personne ou d'un phénomène qui en lui-même est douloureux, absurde ou qui témoigne de la bassesse humaine. L'avare de Molière est aussi drôle qu'il est un affreux personnage si nous devions le côtoyer au jour le jour. Les situations comiques de Bourvil et Louis de Funès dans La grande vadrouille se déroulent dans un contexte de mort, de brutalité et de peur : pendant l'occupation allemande en France dans les années 40.
Ce qui est joyeux, généreux, paisible et harmonieux n'est en général pas drôle. Comme pour la pensée, l'humour est indissociable d'une certaine tension : l'avare doit être mis en situation d’être volé, la pire des souffrances pour Harpagon, Bourvil et Louis de Funès doivent être poursuivis par les soldats de la Wehrmacht, Ross doit être en état de choc émotionnel après que Rachel lui ait appris qu'elle était enceinte, pour les amateurs de la série Friends.
Toutes ces situations, si on s’imaginait les vivre soi-même dans la réalité seraient assez pénibles voire traumatisantes. Elles nous font rire parce que nous savons que c’est “pour de faux”, qu’elles sont caricaturales mais touchent néanmoins une part de vérité. Il y a dans le rire probablement la joie de constater que nous ne sommes pas dans la situation qui nous est racontée. Nietzsche disait aussi que « rire c’est se réjouir d’un préjudice, mais avec bonne conscience ».
Analgésique
L’humour n’est pas sensé blesser, rabaisser, humilier, railler ou ridiculiser bien qu’il le puisse s’il est utilisé maladroitement. C’est un outil à manier avec précaution et la distance est ténue entre l’ironie et le sarcasme, entre la taquinerie et la moquerie.
S'il ne fait pas forcément rire aux éclats, l’humour est cependant aussi une manière d'enseigner, de faire passer un message anxiogène en le dédramatisant par l’exagération. C'est un enseignement paradoxal qui pour attirer l'attention sur un danger par exemple va amplifier son caractère terrifiant afin de provoquer le rire. Le danger sur lequel on voulait alerter n'en reste pas moins là.
Citons par exemple ces hôtesses de l'air qui font passer les consignes de sécurité à bord avec humour : personne n'a envie de s'imaginer au moment où il prend l'avion, qu'il va devoir peut-être sauter dans l'eau au milieu de l'Atlantique Nord ou bien se mettre en position d'atterrissage forcé en attendant l'impact la tête sur son coussin sur les genoux.
Ce faisant l'humour peut aussi trahir un étant de tension chez le Sujet qui justement l'utilise pour se détendre lui-même, pour calmer son angoisse. Il est d'ailleurs bien connu que la plupart des humoristes qui en ont fait profession, sont de grands angoissés. L'humour leur est devenue une seconde nature afin de se protéger de leur sensibilité extrême. Une forme d'humour assez subtile est l'ironie qui énonce le faux pour mieux mettre en valeur le vrai : elle permet à celui qui en "fait les frais" de comprendre avec plus de force ce que l'ironiste veut lui dire, sans que ce dernier ait besoin de le dire expressément, ce qui en fait un outil pédagogique très puissant, raison pour laquelle il est aussi à manier avec précaution. De tous temps l'humour a été un objet de consommation très prisé : au théâtre évidemment avec la comédie dont notre champion est Molière, au cinéma également et plus récemment avec le " stand up comedy " en provenance des Etats-Unis. L'humour n'a jamais été la tasse de thé des philosophes. Lire La Critique de la Raison Pure ne procure pas spécialement l'envie de rire à chaque page ni à chaque chapitre d'ailleurs. Ou plutôt : l'humour dans l'écriture philosophique n'est pas un procédé employé de manière générale. Et pour cause : étant donné qu'un livre ne provoque pas de tension particulière, il n'est pas besoin de détendre le lecteur. En revanche l'humour est nécessaire dans la consultation philosophique : comme le Sujet est mis à l'épreuve par le praticien celui-ci doit lui ménager des moments de détente afin qu'il puisse accepter la rigueur du dialogue aussi longtemps que possible. C'est tout particulièrement vrai lorsque des jugements abrupts sont faits sur la personne du pratiquant ou du Sujet : un peu d'humour permet de dédramatiser l'affaire. Pendant une consultation, une femme s’attristait de constater qu’elle était superficielle alors qu’elle se voulait profonde. Je lui ai alors dit : “parfait, au moins vous ne risquez pas de vous noyer”. *Un performatif est un énoncé qui accomplit un acte en même temps qu’il est prononcé. « Je vous déclare mari et femme » est une phrase performative lorsqu'elle est dite par le maire ou le curé.
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