Je me suis aperçu avec étonnement que la notion de confiance, pourtant essentielle dans la société et pour la conduite de notre vie et de notre pensée, est cruellement absente de la littérature philosophique. D'un naturel paresseux j'aurais pourtant bien aimé pouvoir me reposer sur la pensée d'un illustre prédécesseur ou même d'un contemporain, mais comme dit l'adage "on n'est jamais mieux servi que par soi-même". Alors j'ai décidé de m'atteler à cette tâche de définir un terme qui pour familier et banal n'en est peut-être que plus difficile encore à analyser.
Qu'est-ce que la confiance ? Ma première réponse la plus intuitive est qu'elle est une espèce de mouvement dans le vide, d'impulsion spontanée qui nous met en mouvement. La question reste de savoir vers qui ou quoi et la nature de ce mouvement. Certaines personnes, certains lieux, certaines ambiances inspirent confiance. Ce mouvement se fait donc vers autrui, vers soi-même, vers un lieu particulier.
Pourquoi certaines personnes nous inspirent confiance et pas d'autres ? Il semblerait que ce qui nous inspire confiance est en premier lieu ce qui nous ressemble, ce que l'on reconnaît, ce qui nous paraît familier, proche, avec lequel nous partageons une communauté de valeurs, de principes. Ce que nous reconnaissons est ce que nous comprenons, ce qui a du sens pour nous, ce qui est logique, cohérent, congruent. L'esprit humain est une machine à organiser le sens, à faire du sens. Dès lors ce que nous ne comprenons pas, ce qui est illogique, ce qui est fou, étrange, surprenant, nous fait peur, nous inspire la méfiance. C'est pourquoi le fou nous effraie : nous ne comprenons pas sa logique, nous ne comprenons pas son cadre, ses réactions sont toujours inattendues, décalées, étranges et souvent asociales.
L'étranger également nous rend méfiant, lui qui vient d'un lieu où les moeurs sont autres, lui qui ne parle pas notre langue, lui qui nous regarde en retour comme un étranger.
Dans la nature, en général, les corps étrangers sont exclus du système à l'instar du système immunitaire qui produit des anticorps afin de se protéger de ce qui peut potentiellement le menacer dans son intégrité. Plus notre sentiment d'identité est faible, plus l'identité se désagrège et plus autrui est vu comme un ennemi, comme un danger.
Pour ne pas être menacé par l'altérité de l'extérieur, il faut que l'altérité soit déjà présente à l’intérieur : ainsi déjà autre ou étranger à soi-même , on reconnait l'autre extérieur comme un même-autre ou comme un autre-même.
Faire confiance est par opposition le signe d'une conscience de la force de sa propre identité. Or une identité forte est une identité qui ne craint pas de s’ouvrir car elle se nourrit de l’altérité, elle a la capacité d’intégrer le différent sans se dissoudre en lui. La fusion avec autrui est aussi dangereuse que son rejet : dans le premier cas on se perd en l’autre, comme dans l’amour-passion et dans l’autre on se referme en soi et on s’étiole.
Or pour ne pas être menacé par l'altérité de l'extérieur, il faut que l'altérité soit déjà présente à l’intérieur : ainsi déjà autre ou étranger à soi-même , on reconnait l'autre extérieur comme un même-autre ou comme un autre-même.
Or quel est le moyen de devenir autre à soi-même, de se scinder, de s'arracher à soi ou de mourir à soi ? Ce moyen c'est le dialogue de soi à soi, le dialogue intérieur de l'âme avec elle-même comme le définissait Platon. Ainsi celui qui est habitué à dialoguer, à penser dirons-nous, ne peut pas avoir peur de l'altérité puisqu'il la produit naturellement : le penseur, le philosophe, par essence, fait confiance, cherche la différence, cherche l'altérité, cherche l’opposition. D'un point de vue cognitif cela prend la forme de l'esprit critique : formuler une objection paradoxalement n'est pas rejeter autrui mais c'est au contraire l'accepter comme un autre soi, comme un alter ego, comme un partenaire valable de dialogue.
Celui qui fait confiance, celui qui a confiance, celui qui donne sa confiance sans arrière-pensée est par conséquent celui qui dialogue, celui qui pense avec et à travers autrui. Faire confiance c'est en somme reconnaître son besoin et son envie de l'autre, c'est une forme de désir d'autrui, non pour se l'accaparer, pour le “phagocyter” ou pour se faire plaisir dans un mouvement centripète et narcissique mais pour poursuivre le mouvement naturel centrifuge de la conscience vers l'Autre.
Si nous nous méfions du regard d'autrui c'est avant tout que nous nous méfions de nous-même, que nous craignons ce que nous allons découvrir en cette altérité.
De la même manière se faire confiance c'est entrer en dialogue avec soi, c 'est se chercher soi-même comme un autre, c'est se critiquer, se trouver des problèmes, se voir objectivement à travers le regard d'autrui, même si ce regard nous cause sur le moment de la souffrance et de la crainte.
Si nous nous méfions du regard d'autrui c'est avant tout que nous nous méfions de nous-même, que nous craignons ce que nous allons découvrir en cette altérité.
Pourtant la confiance n'est pas innée, n'est pas naturelle de la même manière que la pensée n'est pas naturelle. Les émotions au contraire sont naturelles, immédiates, spontanées irréfléchies et sincères par définition : or l'émotion qui vient naturellement, animalement, dès que du différent survient, c'est la peur. On peut d’ailleurs reconnaître la sincérité à la peur, être sincère c’est la plupart du temps avoir peur et c’est paradoxalement être inauthentique ou de mauvaise foi comme le décrit bien Sartre.
La nature nous a enseigné à nous méfier du différent et la pensée nous a réconcilié avec lui. C'est pourquoi les animaux se méfient de leur non-semblable par nature : ils reconnaissent instinctivement ce qui n'est pas eux et le fuient ou l'attaquent si la fuite est impossible. Si le danger est écarté ils laissent aller là l'autre comme un objet, ils sont indifférents à l'autre car il n'est rien pour eux. N'ayant pas d'altérité en eux, étant "pleinement sincères et absolument eux-mêmes" ils ne peuvent simplement pas comprendre l'Autre : c'est pourquoi ils n'ont développé ni pensée ni langage pour communiquer avec d'autres espèces. Leur langage se résume à communiquer leurs besoins immédiats à leurs congénères, pour les animaux les plus développés d'entre eux.
On pourra toujours objecter que le petit enfant, le petit d'homme, ne se méfie pas naturellement d’autrui, il va spontanément vers ce qui est différent car il est aussi curieux par nature, il veut découvrir le monde qui l'entoure. Les pédopsychologues nous diront que c'est justement parce qu'il n'a pas conscience de son identité, parce que pour lui le monde extérieur n'est qu'un prolongement de lui-même et que découvrir le monde n'est que se découvrir lui-même. Très vite cependant le petit enfant prend conscience de son identité et s'oppose à tout ce qui lui est étranger, à commencer par les demandes ou propositions de ses parents : le "non" est sa manière à lui de s'affirmer en tant qu'individu avec sa liberté incompressible.
Faire confiance est donc largement anti-naturel, faire confiance demande réflexion : seul celui qui pense fait confiance car il décide de faire confiance en conscience en dépit de ce qui pourrait le conduire à se méfier. En effet, faire confiance comporte des risques : celui d'être trompé, d'être trahi, d'être déçu. Dans l’état de nature ou dans l’état de guerre, faire confiance peut signifier tout simplement la mort. C’est pourquoi dans la nature les prédateurs développent des stratégies pour endormir la méfiance de leurs proies : ils se camouflent, se fondent dans le paysage et attendent tapis dans l’ombre que la proie passe à proximité. En temps de guerre les espions sont partout et il est impératif de distinguer l’ennemi de l’ami : tout le monde est un ennemi a priori, selon rend les choses plus simples.
Mais n’étant pas en temps de paix, les risques deviennent moins importants que les avantages. Faire confiance en autrui voire en un certain ordre du monde, en notre bonne étoile, est l’attitude qui permet aux entrepreneurs de réussir leurs aventures, même si elles échouent : s’ils échouent ils apprennent donc ils ne perdent jamais. Comme dirait Jean Paul II : "n’ayons pas peur" et pour cela n’espérons rien.
La confiance, pour ne pas être mêlée de crainte, doit être dépourvue de la moindre attente réciproque. La confiance n'est pas un échange, ce n'est pas un commerce. Ceux qui disent "la confiance se mérite" n'ont rien compris à la confiance et ils ne le comprendront jamais car la confiance ne peut que se donner a priori, entièrement, complètement. C'est pourquoi l'étymologie de confiance, fides, c'est la foi : avoir la foi c'est faire confiance en Dieu, c'est remettre son être à Dieu sans espoir que Dieu nous le rende un jour, c'est suivre aveuglément les commandements d'Abraham, même si on ne les comprend pas sur le moment car les voies de Dieu sont impénétrables.
Il y a de cela dans la confiance entre les êtres humains : c'est pourquoi les poètes et les philosophes font confiance, car ils pensent que l'être humain est divin. En faisant confiance je te dis que tu es divin. Evidemment il ne s'agit pas de dire que telle personne soit un Dieu mais il s'agit de voir en chaque être une part divine en ce qu'il a lui aussi accès à la divinité. Lui aussi est capable de se scinder en deux, d'avoir de l'autre en lui. Or voir de l’autre en soi, de l'altérité dans l’unité, n’est-ce pas proprement miraculeux ? Comment le Un peut-il se voir et se transformer en deux ? Cette intuition inspirera toute la dialectique Hégélienne et le travail du négatif de la pensée.
Or cette différence de nous à nous, cette altérité fondamentale en nous et pour nous, on peut aussi bien l'appeler un rien, un néant. Par conséquent faire confiance c'est répondre à l'appel du néant en nous pour entrer en résonance avec le néant d'autrui. Le néant parle au néant, aussi bizarre cette idée puisse-t-elle paraître.
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