Gâcher cela signifie laisser en jachère ce qui pourrait voire devrait être développé, c'est utiliser de l'énergie en pure perte, sans but précis, en négligeant de se concentrer sur ce qui aurait pu être construit. Celui qui gâche préfère détruire plutôt que construire, perdre plutôt que gagner, décevoir plutôt que répondre aux attentes. On gâche toujours par rapport à des attentes, à un objectif souhaité face à des ressources limitées, une norme, des valeurs morales dominantes.
Au temps des Grecs, travailler était une activité plutôt méprisable et une bonne manière de gâcher sa vie. Aujourd’hui c’est plutôt l’inverse et c’est l’oisif qui gâche sa vie car il n’en « fait » rien. Nous gâchons soit une chose que nous avons en quantité limitée, soit un potentiel qui est à développer. Ce qu’un être humain a en quantité limitée c’est avant tout du temps C'est pourquoi une bonne manière de gâcher sa vie est de « perdre son temps » dans des activités qui sont jugées vaines car non-productives, stupides voire carrément néfastes. Par exemple on dirait que celui-ci perd son temps à jouer aux jeux vidéo, à regarder des séries stupides sur son portables, à s'acharner à faire un métier pour lequel il n'est pas fait et dans lequel il n'a jamais réussi etc. Pour pouvoir gâcher sa vie, encore faut-il que la vie ait un sens, une raison d'être, un objectif. Si la vie est absurde alors la gâcher n'a plus de sens puisque gâcher ne prend son sens que lorsqu'on parle de réussite, de construction, d'œuvre, de projet, de mission, d'aboutissement.
Celui qui gâche ne calcule pas, n'optimise pas, il ne fait que dépenser, que consommer, qu’épuiser
Pourtant, nous faisons tous comme si la vie avait un sens, puisque nous ne nous suicidons pas. Nous jouons le jeu de la vie en lui donnant un sens et la liberté dont nous disposons est la condition pour que nous puissions la gâcher. Celui qui gâche dépense sans compter et pense que les ressources sont éternelles, il gaspille comme lorsqu'on chauffe sa maison tout en laissant les portes ouvertes. Celui qui gâche ne calcule pas, n'optimise pas, il ne fait que dépenser, que consommer, qu’épuiser. On peut dire que l’homme a en partie gâché non pas sa vie mais la vie sur Terre par son avidité à l’exploiter jusqu’à la limite de ses ressources. Evidemment pour que quelqu'un puisse gâcher quelque chose, il faut qu'il ait cette chose dès le début. Nous pouvons gâcher un talent, un don, une disposition, une capacité, un potentiel reconnu. Nous le gâchons dans le sens où nous n'en faisons rien, ou nous ne faisons pas ce que nous "aurions pu faire". Tout le problème est là : ce que nous "aurions pu faire" n'est qu'un possible, peut-être probable, mais personne n'est en capacité de savoir "ce que nous aurions pu faire ou être ou devenir" à part celui qui connait l'avenir. Il y a ainsi une certaine forme de prétention à dire de quelqu'un qu'il a gâché sa vie. D'un point de vue subjectif, celui dont on dit "il a gâché sa vie" pense peut-être qu'il a fait ce qu'il avait toujours voulu ou pu, indépendamment de ce que les autres voulurent pour lui. On dit « il aurait pu faire de grandes choses mais il a préféré rester à son niveau ». Ce qu’on reproche au gâcheur c’est qu’il ne reconnait pas la valeur des choses, ou qu’il la subvertit : au lieu de travailler dans la banque pour gagner de l’argent il gâche sa vie en composant des poèmes ou faisant de la musique par exemple. Celui qui n’adopte pas les valeurs de son temps est jugé un gâchis par ses contemporains qui le méprisent par son aveuglement. S’il savait la vraie valeur des choses il ne les gâcherait pas puisqu'il saurait que ce qui a de la valeur est rare et précieux. Il y a quelque chose d'insupportable pour nous à constater que la valeur que nous voyons en quelqu’un n'est ni reconnue ni utilisée ni cultivée. Nous nous désolons alors : « quel gâchis ! ». Quand nous pensons que quelqu’un gâche son existence ou sa vie, tout se passe comme si nous pensions que c’était l’ordre des choses lui-même qui était changé, comme si la vie était bafouée. Voir quelqu’un qui gâche son existence, cela gâche un peu la notre aussi parce que nous nous sentons un peu responsables de ne pas l’empêcher de gâcher sa vie mais si nous le faisions, nous nierions sa liberté et comment peut-on réussir sa vie sans liberté ? Nous ne pouvons alors que constater le gâchis tristement. Quand nous voyons quelqu’un qui clame vouloir mettre fin à ses jours notre premier réflexe est de l’en empêcher comme si c’était là un acte sacrilège (ce que c’est en effet dans la plupart des religions) sans nous demander si sa volonté est libre et éclairée. Nous avons ainsi face à la vie une attitude religieuse pour la plupart d’entre nous. Le gâchis répondrait ainsi à une pulsion de mort dont nous parle Freud dans Au-delà du principe de plaisir.
PLAISIR
Pour le gâcheur volontaire il y a un plaisir malsain à sciemment ignorer ce qu'on attend de lui, c'est par là qu'il éprouve une forme de liberté même si cette liberté répond plus à une forme de caprice, de rébellion contre les attentes normées de la société. Au lieu en effet de questionner candidement les attentes que l'on porte sur lui et qui ne sont peut-être effectivement pas légitimes, il préfère saboter, détruire et se rebeller en sombrant à la limite dans une forme de nihilisme. Et en effet rien ne l'empêche de gâcher ce que la nature, Dieu ou le hasard a bien voulu lui donner. Mais est-il aussi libre qu'il le prétend ou son appétit destructeur est-il conditionné par sa volonté de se démarquer en mal, comme le font les cancres qui pourraient pourtant être bons élèves ?
On pourrait en effet tout aussi bien penser que le cancre devient cancre par peur de se risquer au succès, ce qui impliquerait des efforts soutenus et l’exposerait potentiellement à de la jalousie des autres élèves. Et en cas d’échec, il se sentirait nul.
Ainsi celui qui gâche le ferait parce qu'il a une mauvaise estime de lui et n'a pas le courage d'assumer le rôle qu'il pourrait tenir, mais au fond de lui il voudrait être un bon élève. Le gâchis de ses qualités naturelles, de ses dons, ne serait que la conséquence malheureuse d'une forme de lâcheté. Il ne tiendrait alors qu'à lui de renverser le cours des choses à l'occasion d'une forte prise de conscience qu'il ne fait du mal qu'à lui-même et à ceux qui l'aiment, par exemple. Ce gâcheur-là a encore une chance de faire quelque chose d’intéressant de sa vie le jour où ce contre quoi il s’oppose disparait.
EXPERIENCE
Et puis le gâchis n’est peut-être pas entièrement négatif. Après tout le gâchis fait aussi partie de la vie. La nature ne gâche-t-elle pas une multitude de vies individuelles pour que certaines espèces acquièrent des avantages qui leur permettront de survivre dans un milieu donné ? Ne faut-il pas, avant de réussir ou de devenir expert dans un domaine, apprendre à “donner des coups d’épée dans l’eau” uniquement pour la beauté du geste, ce que d’aucuns appelleraient “perdre son temps” ?
Peut-être devons-nous aussi faire l'expérience du gâchis pour savoir ce que nous perdons en gâchant, ceci constituant une expérience douloureuse de la valeur des choses. L'amant narcissique gâchera de nombreuses histoires d'amour par son papillonnage constant pour s'apercevoir qu'il trouve finalement plus de sens et de satisfaction dans une relation amoureuse unique et exclusive, malgré toutes les imperfections qu'il peut y voir, lui qui est constamment à la recherche de l'excitation de la nouveauté amoureuse.
Ceux qui finissent par atteindre la sagesse ont souvent beaucoup gâché : pensons à Saint Augustin un des pères fondateurs de l’Eglise qui vécut une jeunesse de débauché (selon lui) et gâcha ainsi son énergie aux dépens de l'amour de Dieu. Citons-le : “Je brûlais, dès mon adolescence, de me rassasier de basses voluptés et je n'eus pas honte de prodiguer la sève de ma vie à d'innombrables et ténébreuses amours et ma beauté s'est flétrie et je n'étais plus que pourriture à vos yeux, alors que je me plaisais à moi-même et désirais plaire aux yeux des hommes. » (Saint Augustin, les Confessions)
Ainsi peut-être faut-il avoir beaucoup gâché pour connaitre la valeur des choses et choisir ce que nous voulons cultiver, développer, travailler et transmettre aussi.
AVIDITE
Le problème se pose de manière encore plus aigüe pour celui qui est né avec de nombreuses cordes à son arc, des dons multiples et des passions multiples. Il lui faudra renoncer à ses passions pour n'en développer qu'une ou deux. On ne dira pas alors qu'il a gâché les autres passions mais qu'il s'est au contraire recentré, qu'il s'est engagé. Or celui qui gâche a au contraire un problème d'engagement. En donnant de la tête partout il finit par ne plus rien faire de bien, se disperse et finit par se désintégrer et sombrer dans la médiocrité et potentiellement l'aigreur d'être passé à côté de sa vie. Derrière le problème du gâchis se cache celui de l'avidité : le gâcheur gâche un potentiel parce qu'il est avide de jouir de plusieurs expériences à la fois, il ne veut renoncer à rien, il prétend faire tout ou plusieurs choses à la fois, c'est un dilettante qui veut devenir expert dans trop de domaines et il finit par n'en toucher que la surface, il n’a pas le courage du renoncement. Nous pouvons ainsi distinguer celui qui gâche volontairement, le sale gamin capricieux qui aime casser ses jouets, et celui qui le fait involontairement parce qu'il passe d'une lubie à l'autre sans jamais se fixer sur un objet particulier, s'empêchant ainsi de jamais approfondir un sujet. Les deux manifestent une forme d'immaturité existentielle, d'une aliénation face à leurs envies immédiates qui les conditionnent : les deux espèces de gâcheurs sont des jouisseurs, des hédonistes. Mais si le second gâche son potentiel à tous les points de vue et se condamne au dilettantisme parce qu’il ne veut pas affronter son avidité, le premier est un gâcheur de circonstance : il pourra se libérer de son caprice en acquérant de la maturité.
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