Sommes-nous en train de perdre le sens de l’Autre ?
Le sens de l'Autre c'est cette attention naturelle à la personne qui est à côté de vous, l'étranger présent. C'est un goût pour le dialogue, le partage, la discussion, l'échange d'idées voire la confrontation. Elle suppose également une forme d'empathie cognitive, cette capacité à comprendre (et pas forcément à ressentir soi-même) les émotions qui traversent autrui lors d'expériences communes, indépendamment de ce qui peut nous séparer en termes de culture, d'origine sociale ou géographique, d'éducation et de croyances.
Ce sens de l'Autre peut-être obstrué voire inhibé par toutes sortes de préjugés : nous pensons que nous n'avons rien en commun avec l'Autre parce qu'il a une couleur de peau différente, parce qu'il ne parle pas la même langue, parce que ses habits ou son accent ou sa manière de s'exprimer témoignent d'une origine sociale différente (qu'elle soit supérieure ou inférieure). En percevant l'Autre, nous ne pouvons nous empêcher de nous en faire une opinion a priori, qu'elle soit favorable ou défavorable. Cette activité de préjugement est assez inévitable chez l’être humain, ne serait-ce que parce qu’elle fut une condition de survie dans des temps préhistoriques (il faut savoir très rapidement distinguer l’ennemi de l’ami). Or nous vivons encore, jusqu’à preuve du contraire, dans une société civilisée, mais la plupart du temps, nous préférons en rester à notre préjugé parce que c'est plus confortable, cela nous rassure, nous met "en ordre avec nous-même". C'est le sens de l'Autre qui permet de franchir le pas des préjugés et d'aller les confronter à la réalité de l'Autre en engageant le dialogue. Ce sens de l'Autre est cette force qui nous pousse à nous frotter à l'altérité, à prendre le risque d'être surpris et de réviser nos préjugés, parfois à les confirmer si nous sommes particulièrement perceptifs, mais toujours à prendre un risque avec le confort du quant-à-soi.
Parfois il m'arrive d'avoir des préjugés négatifs sur des personnes que je croise. J'aime alors à me faire un dialogue intérieur où je pose mon préjugé et j'essaie de le déconstruire : et si c'était le contraire de ce que tu pensais ? Si cette personne était non pas un inculte qui ne pense qu’au foot et aux voitures mais un érudit qui s'habille en survêtement pour faire ses courses ? Cela me permet immédiatement d'avoir un regard plus bienveillant et curieux sur l'Autre, j'ai désormais envie de savoir ce qu'il en est, de voir si mes préjugés sont fondés ou pas. C'est cette envie qui me permettra de lancer le dialogue, peu importe ce qu’il m’apprendra par la suite.
Je dois le confesser pourtant je n'ai personnellement jamais eu vraiment le sens de l'Autre, étant par nature plutôt compétitif et assez prompt à juger avant de connaître, une forme d’arrogance naturelle. C'est ce que j'ai appris à déconstruire partiellement avec la pratique philosophique.
Or j'ai le sentiment (car ce n'est pas une idée que je pourrais prouver), qu'il y a une perte générale du sens de l'Autre. Nous voyons périodiquement dans la presse des événements où des jeunes voire de très jeunes ont des comportements sauvages envers leurs camarades, témoignant d'une indifférence totale envers la vie humaine, nous constatons tous les jours dans les transports à quel point chacun est aspiré dans sa bulle numérique et souvent importune ses voisins de transport sans même s'en rendre compte. Ce n'est pas une attitude rebelle ou défiante, c'est simplement de la pure indifférence, du non-calcul. L'Autre ne vous "calcule pas" comme on dit vulgairement. Et je ne parle même pas de toutes ces personnes qui au quotidien n'ont même plus affaire à des être humains dans leur travail : ils répondent à des notifications, à des commandes de systèmes informatiques, à des workflows voire à des instructions vocales de robots qui leur disent ce qu'ils doivent faire. La technologie était censée enrichir notre quotidien, nous permettre l'accès à l'autre où qu'il soit et l'on voit que c'est l'inverse qui semble se passer, elle nous enferme dans notre bulle et nous fait perdre le sens de l'autre.
Quels sont les moments privilégiés de rencontres avec des Autres différents ? Il y avait le service militaire obligatoire mais il a disparu. Il y a encore la pratique d'un sport, collectif notamment, qui est une occasion de côtoyer des personnes de milieux différents pour se mesurer à elles, que ce sport soit collectif ou individuel d'abord. Il y avait l'École de la République mais celle-ci semble avoir perdu sa fonction de creuset de la nation et reflète plus l'archipellisation des communautés qui se rassemblent par affinités sociales et économiques.
Enfin le sens de l'Autre a été miné par l'individualisme consumériste qui pousse à voir en chacun un prestataire de services qui doit répondre à nos désirs et donc à substituer la fonction à la personne, ce qui est un appauvrissement existentiel considérable.
Or je vois dans la Pratique Philosophique un puissant remède à cette perte du sens de l'Autre et ce pour plusieurs raisons. Il y en a sûrement d’autres mais c’est celle que je connais le mieux.
Premièrement c'est une activité par nature dialogique qui consiste à répondre à des questions et à questionner autrui à son tour le cas échéant, lors d'une consultation individuelle ou un atelier collectif. Elle implique par conséquent d'apprendre à écouter une question afin d'y répondre, de comprendre les émotions qui nous traversent, les problèmes que nous rencontrons afin de formuler des questions qui permettront d'avancer dans sa compréhension voire sa résolution (mais tous les problèmes n'ont pas vocation à être résolus), de percevoir les intentions derrière les attitudes et les mots.
Deuxièmement c'est une pratique qui s'appuie sur notre capacité universelle à opérer par le sens commun et à raisonner sur des choses simples, au-delà des différences culturelles, éducatives et générationnelles. Elle gomme momentanément les différences sociales pour se concentrer sur des compétences cognitives que nous possédons tous plus ou moins, même si nous n'avons pas tous le même niveau de maîtrise, afin de les développer, de les parfaire, de les augmenter, exactement comme dans le sport.
Troisièmement c'est une pratique qui pousse à adopter une attitude authentique car les paroles ne sont pas prises pour argent comptant mais évaluées selon la pertinence de leurs arguments ce qui empêche de s'en tenir à des discussions convenues et superficielles. Dans une Consultation Philosophique par exemple on découvre un schéma de pensée à l'œuvre, donc un ancrage et une vision du monde véhiculée par le Sujet. Lui en faire prendre conscience est une manière de le révéler à lui-même et aux autres.
Quatrièmement c'est une activité qui pousse à apprendre à penser contre soi-même et à aller chercher l'objection et la réfutation, et par conséquent à ne pas chercher ceux qui pensent comme nous, car ceux-ci nous satisfont peut-être notre “ego” mais ne nous font pas penser. C'est donc une pratique qui cherche l'altérité et qui privilégie le point de vue de l'étranger, de celui qui vient d'ailleurs, sur le modèle de Socrate qui aimait questionner les étrangers de passage à Athènes pour profiter de leur altérité, de leur originalité et leur capacité à faire sortir de ses schémas pré-établis.
Cinquièmement, c'est une activité qui vous donne envie d'aller questionner autrui comme source toujours possible d'étonnement et de confrontation avec ses propres préjugés. Non seulement vous découvrez de nouvelles idées mais vous vous apercevez de la fausseté ou de l'incomplétude des vôtres, ce qui est une manière de travailler sur soi et de développer sa souplesse d'esprit en multipliant les perspectives. En faisant cela vous vous rendrez plus disponible à l'Autre, plus curieux de son "étrangeté" voire de sa "bizarrerie" et cela rend le monde plus intéressant, moins lisse, moins "packagé" par le marketing social.
Certes cela le rend aussi un peu plus risqué puisque en déclenchant le dialogue vous pouvez également irriter par maladresse ou déranger la torpeur de celui qui préfère se laisser bercer par sa routine mentale. Mais il y a probablement beaucoup plus à y gagner qu’à y perdre.
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