Par Anna Touati - (Philosophe-praticienne et collègue)
La pratique du dialogue socratique ne consiste pas à dialoguer au sens où on l’entend habituellement. Comme son nom l’indique, elle tire son origine des dialogues de Platon dans lesquels Socrate, son maître, interroge différents personnages (hommes politiques, juristes, sophistes) dans un but précis : les amener à raisonner pour s’extraire de leurs opinions et porter un regard critique sur leur propre discours et sur eux-mêmes.
La finalité du dialogue socratique exige donc qu’il se déroule dans un cadre. Voici trois de ses principes fondamentaux que l’on retrouve dans les ateliers de philosophie et dans les consultations philosophiques.
1. C’est le philosophe qui pose des questions.
D’ordinaire, dans un dialogue les deux interlocuteurs se posent mutuellement des questions. Dans le dialogue socratique, seul le philosophe questionne son interlocuteur. L’objectif est de mettre au jour les idées que ce dernier a en lui et qu’il ignore. Socrate compare son art à celui des sages-femmes : il aide les hommes à accoucher de leurs idées. Les questions qu'il pose à ses interlocuteurs leur permettent de développer leur pensée, de vérifier la pertinence et la consistance de leurs idées. Le philosophe n’est pas dans une posture de sachant, comme il l’est traditionnellement dans le milieu académique et médiatique.
« Et il est clair comme le jour qu’ils n’ont jamais rien appris de moi, et qu’ils ont eux-mêmes trouvé en eux et enfanté beaucoup de belles choses. Mais s’ils en ont accouché, c’est grâce au dieu et à moi.» Théétète, 159e.
Le philosophe ne fournit pas de réponses, il raisonne avec l’autre en même temps qu’il le questionne.
« Mon cher Critias, ton attitude envers moi semble m’attribuer la prétention de connaître les choses sur lesquelles je pose des questions, et tu parais croire qu’il dépend de moi de t’accorder ce que tu demandes ; il n’en est rien ; j’examine avec toi chaque problème à mesure qu’il se présente parce que je n’en possède pas la solution ; après examen, je te dirai volontiers si je suis, oui ou non, d’accord avec toi, mais attends que j’aie terminé mon enquête. » Charmide, 164d
Par ailleurs, Socrate considère que pour que le dialogue engendre une réflexion commune entre les dialoguants, il faut distinguer le rôle du questionneur et celui du répondant. Le philosophe propose ce principe méthodologique à un ami qui se contente de développer ses thèses en de longs discours sans chercher à raisonner avec lui.
« Mais si tu te complais à développer tes idées dans de longues dissertations, et que de mon côté j'imite ton exemple, il n'y a pas d'apparence que nous tombions jamais d'accord. Si, au contraire, nous réunissons nos efforts sur le même point, nous nous entendrons plus aisément. Veux-tu donc poursuivre notre recherche en m'interrogeant, ou préfères-tu me répondre ?», Minos, 315e
2. On répond à la question posée sans chercher à la modifier.
Lors d’une consultation philosophique, le philosophe ne demande pas à la personne de lui raconter sa vie comme dans une thérapie, mais simplement de répondre aux questions qu'il lui pose. De même en ateliers de philosophie, l’animateur exige des participants qu’ils répondent bel et bien à la question qui leur pose, sans s’en éloigner. C'est à cette condition que le dialogue génère une réflexion rigoureuse et commune. Cela permet aussi à la personne interrogée de se mettre à distance de sa subjectivité pour mieux exercer sa raison et porter un regard critique sur elle-même. Lorsque Socrate dialogue avec Eutyphron et que ce dernier répond à côté, il n’hésite pas à le ramener à sa question.
Socrate. — Mais tout cela, tu me le raconteras à loisir, une autre fois. Pour le moment, j’en reviens à ma question ; essaye d’y répondre plus clairement encore. Tout à l’heure, quand je t’ai demandé en quoi consiste la piété, tu ne me l’as pas suffisamment expliqué. Euthyphron, 190d
3. On accepte d’être interrompu par le philosophe.
Contrairement aux dialogues habituels, le dialogue socratique n’est pas un lieu où chacun peut s’exprimer sans limites, selon son bon vouloir, le but étant d'avoir un dialogue réflexif rigoureux.
Pour faciliter la réflexion et la clarté des échanges, le philosophe et son interlocuteur doivent s'efforcer de produire des phrases concises.
Dans son dialogue avec Protagoras, Socrate lui demande d’obéir à ce principe de concision car il sait que le sophiste a tendance à faire de longs discours pour manipuler son auditoire :
« Veille à resserrer tes réponses et les faire aussi courtes que possible, afin que je puisse te suivre ». (Protagoras, 334a)
Si le philosophe interrompt son interlocuteur c’est parce qu’il s’intéresse réellement à ce qu’il dit !
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