Problématiser pour ouvrir
Pourquoi peut-on dire que "problématiser" c'est se rendre la vie plus légère ? Si l'on renverse la question on peut se demander "Qu'est-ce qui rend la vie plus lourde qu'elle ne l'est déjà ?" Il se peut que nous exagèrions l'ampleur des obstacles qui se trouvent sur notre chemin, que nous nous donnions des objectifs trop ambitieux et irréalistes par rapport à nos capacitées réelles, à notre marge d'action, à notre pouvoir d'influence et d'action sur notre environnement direct.
Prenons pour commencer notre tendance à dramatiser les choses. Cette tendance se voit déjà dans le langage : "c'est horrible" entend-on dire souvent pour décrire une situation délicate certes mais qui ne justifie pas un sentiment d'horreur. Or en problématisant on va faire deux choses : nous allons circonscrire le problème dans des limites étroites ce qui empêchera un effet de contagion qui fait que nous attribuons une valeur négative à tous les objets contigus au problème central, sans que cela ne soit justifié. Deuxièmement nous allons l'analyser, c'est à dire le découper en entités plus facilement pensables et par conséquent manipulables. Ainsi le problème pourra être soluble en résolvant les mini-problèmes qui le composent et en hiérarchisant ces problèmes selon leur importance et leur urgence.
Nous allons également pouvoir interpréter ce problème c'est-à-dire le transposer dans un registre différent afin de mieux le comprendre, l'appréhender et nous pourrons imaginer des pistes de résolution par un raisonnement analogique.
Tout l'éventail des questions sera utilisé pour définir le problème : Qui est le principal acteur de ce problème ? Pourquoi est-ce un problème ? Est-ce un problème juste pour moi ? Quel est son influence réelle ? Comment ce problème est-il apparu ? Quelles sont les conséquences si je ne fais rien ? Y a-t-il une urgence à le "résoudre" ? Est-il même possible et souhaitable de le résoudre ? La résolution entraînera-t-elle de nouveaux problèmes ?
Que me faudrait-il savoir afin de mieux le contourner ?
Toutes ces questions nous mettent face à des exigences de réponses qui sont autant d'invitations à l'action et par conséquent nous évitent la passivité anxiogène de celui qui se sent impuissant.
Par exemple imaginons quelqu'un dans une situation financière précaire qui n'a pas de perspective d'emploi à court terme et s'est engagé dans une voie qui le passionne mais ne lui permet pas de vivre. Prenons un ancien banquier d'affaires qui a décidé de devenir acteur et n'arrive pas à décrocher de rôle tout en poursuivant une formation. Il voit son capital financier fondre comme neige au soleil et n'a toujours pas l'ombre d'un rôle à l'horizon et est malgré tout sûr qu'il est fait pour ce métier et qu'il possède un indéniable talent dans ce domaine.
Il va alors problématiser sa situation : Quels autres métiers proches pourrait-il faire s'il ne trouvait pas de rôle ? Quels sont les autres soutiens financiers qu'il peut espérer obtenir ? Quelles sont les preuves objectives qu'il a du talent en tant qu'acteur ? Cherche-t-il des rôles au bon endroit ? Se met-il suffisamment en avant pour se "faire acheter" ? Se donne-t-il les moyens d'être recruté, se rend-il visible ? Est-ce que d'autres acteurs trouvent plus facilement des rôles que lui ? Si oui comment font-ils ? Si non est-ce que le problème est plus global ? Et que se passerait-il s'il n'avait plus d'argent ? De la famille pourrait-elle l'aider ? Sont-ils au courant de sa précarité ? Lui ont-ils proposé de l'aide ?
Ces questions l’allègent parce que se poser des questions sur son problème c'est déjà prendre des options pour sa résolution, c'est déjà préparer le terrain pour faire évoluer la situation.
Ces questions l’allègent parce que se poser des questions sur son problème c'est déjà prendre des options pour sa résolution, c'est déjà préparer le terrain pour faire évoluer la situation. C'est adopter une nouvelle attitude, par exemple rencontrer des gens dans la même situation ou qui l'ont traversée avec succès. C'est peut être aussi se dire qu'il n’y a pas de honte à faire un autre travail, même peu valorisant, s'il s'agit de manger voire de faire manger sa famille. Vient un moment où la nécessité nous dispense de nous poser des questions existentielles, où les états d'âme n'ont plus droits de cité, où “nécessité fait loi”.
Questionner pour poser une exigence
Par ailleurs questionner c’est se poser des exigences. Or se poser une exigence c’est prendre le contrôle car c’est le même sujet qui exige et qui répond à l’exigence, qui commande et qui obéit. Le sujet est en contrôle lorsqu’il se pose des questions, il est en mouvement.
"Les colombes ont besoin de la résistance de l'air pour voler" comme nous dit Kant
Maintenant il nous faut parler de la légèreté. Ou est la légèreté dans une question ? La question nous stoppe dans notre flux mental, elle nous oblige à canaliser notre pensée pour nous concentrer sur les concepts qui y sont présents. On pourrait dire que cette exigence est aussi bien une contrainte. Faudrait-il des contraintes pour être léger ? Il en faut certainement pour créer parce que les contraintes donnent un appui à la pensée.
Les colombes ont besoin de la résistance de l'air pour voler comme nous dit Kant, on n'est pas léger dans le vide, dans le vide on tombe puisque rien ne s'oppose à la gravité. Être léger c'est pouvoir s'affranchir momentanément de la pesanteur pour aller ailleurs, pour se porter vers d'autres horizons, pour s'étendre, se porter au-delà de ce vers quoi nous porte la gravité. Être léger c'est pouvoir dévier de la route sans conséquence, c'est prendre les chemins de traverse, c'est prendre un “day off” (petit clin d'oeil aux fans de Ferris Bueller) pour tenter quelque chose de gratuit et peut-être un peu fou.
Pourquoi dit-on que l'humour donne de la légèreté, même face au pire ? Parce qu'il met de la distance, il dé-colle, il permet de décoller même si c'est pour retomber plus tard, mais à un autre endroit. Décoller c'est aussi se décoller de soi donc se dédoubler, se faire face, et contempler l'abîme (qui nous contemple en retour nous dit Nietzsche) c'est aussi être en constant décalage face à notre essence, face à notre “en-soi”.
Etre léger c’est être dans l’interstice que permet la réflexion, c’est se situer dans ce moment suspendu avant la décision, ce moment où tous les choix sont encore disponibles et où l’engagement dans un côté ne nous a pas encore happé.
être léger est aussi synonyme de superficialité, d'échappement, de manque d'engagement, d'inconséquence voire de stupidité.
On ne peut être léger tout le temps, il faut parfois être sérieux pour que les autres nous prennent au sérieux, pour qu'ils soient engagés. Si Churchill avait été léger lors de ses discours il n'aurait pas galvanisé la population britannique pour qu'elle résiste aux bombardements incessants de l'aviation allemande. A un moment donné la lourdeur et la gravité sont de mise, elles s'imposent. Traiter un sujet de manière légère c'est le traiter "par-dessus la jambe", être léger est aussi synonyme de superficialité, d'échappement, de manque d'engagement, d'inconséquence voire de stupidité.
Celui qui est léger au moment où la gravité s’impose prend le risque d’être “déplacé”, déphasé voire ostracisé. On ne badine pas avec l’esprit de sérieux. Face à l’horreur absolue la légèreté ne trouve plus sa place. Peut-on être léger face à un massacre exécuté de sang froid sur des innocents ? Probablement pas. Certains événements nous écrasent par leur lourdeur.
Ainsi questionner c'est rendre légère la pensée sans pour autant tomber dans la légèreté de l'inconséquent, de celui qui n'est pas concerné par la situation et s'en tire "par une pirouette". Car une question ouvre au traitement d’un problème par la raison et la raison offre une consolation non négligeable à la lourdeur et à la souffrance inhérente à la vie. C’est du moins la consolation qu’ont choisie les philosophes.
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